Au moment où il plie la taille pour s’asseoir, il retient son souffle. Il cache plutôt bien sa souffrance. Je doute que qui que ce soit d’autre l’ait remarquée. Il plonge la main dans sa poche et en sort un billet pour le bal.

— Tu veux bien venir avec moi au bal ?

Toute son attention est concentrée sur moi, sans qu’il se soucie le moins du monde des regards des autres. En revanche, moi, je sens leurs yeux braqués sur moi comme autant de flèches.

— Pourquoi me demandes-tu ça maintenant, en plein déjeuner ?

— Je viens juste d’acheter le billet. Je voulais m’assurer que tu étais toujours d’accord.

Je le trouve très vulnérable depuis la bagarre. Il manque d’assurance. Ça m’inquiète. Du coup, je me demande s’il ne finira pas par me repousser une fois de plus. Je m’habitue très bien à ce Carlos-là, celui qui n’a pas peur de me dire à quel point il a besoin de moi près de lui. Mais ça me rend émotive, et plus je suis émotive, plus j’ai de la peine à contrôler mon bégaiement.

— Tu peux à peine bou-bouger, Carlos. Tu n’es pas ob-ob-bligé.

— J’en ai envie. (Il hausse les épaules.) En plus, je suis impatient de te voir en robe avec des talons.

— Et toi, qu’est-qu’est... ce que tu vas mettre ? Un costume cravate ?

— Je pensais plutôt jean et T-shirt, réplique-t-il en remettant le billet dans sa poche.

Un jean ? Un T-shirt ? Au-delà du fait que ce n’est pas du tout le genre de tenue qui convient pour le bal de début d’année...

— On n’ira pas bien ensemble. Je ne peux pas épingler une boutonnière sur un T-shirt.

— Une boutonnière ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Pourquoi est-ce que j’aurais envie que tu m’épingles une boutonnière dessus ?

— Vérifie le mot dans le dictionnaire.

— Pendant que tu y es, amigo, intervient Tuck qui a rappliqué en catimini, jette aussi un coup d’oeil au mot « bouquet de corsage ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Carlos

 

 

 

Corsage (bouquet de) (ko : ’r sa :z) n. Petit bouquet de fleurs porté au poignet ou épingle à l’épaule.

 

C’est la définition du dictionnaire. Dans le bâtiment de REACH, il y a une petite pièce qu’ils appellent bibliothèque qui contient surtout des ouvrages sur le développement personnel. J’ai eu de la chance d’y dénicher un dictionnaire que je me suis empressé de consulter. Kiara serait étonnée, j’en suis sûr. Maintenant je me demande comment je vais faire pour trouver quelque chose de convenable à me mettre sur le dos pour le bal. Je suis encore plus perplexe à la perspective de me procurer un de ces foutus corsages.

Avant que Berger entame notre séance de thérapie, Zana et Justin s’approchent de moi.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? me demande ce dernier. Un camion t’est passé dessus ?

Zana qui porte une jupe tellement courte qu’elle va se faire renvoyer de l’école sans tarder, mord dans un brownie qu’elle a pris dans un plat mis à notre disposition.

— Il paraît que tu t’es fait agresser par les membres d’un gang qui défendaient leur territoire, dit-elle à voix basse pour éviter que Berger m’entende si elle arrive.

— Vous avez faux tous les deux. Je me glisse sur une chaise en espérant que Berger ne me cuisine pas à propos de la baston. J’ai enfin obtenu d’Alex qu’il cesse de me poser des questions. Je lui ai dit de me lâcher en lui promettant de l’en informer si Devlin ou ses hommes me recontactaient.

Mais je ne crois pas aux promesses. Pourquoi les gens se laissent-ils mener en bateau comme ça ?

Keno se pointe en retard. Je remarque aussitôt qu’il m’ignore. En temps normal, je ne m’en serais pas aperçu mais tous les autres me dévisagent, les yeux écarquillés comme si une forme de vie extraterrestre s’était emparée de ma tronche. Heureusement qu’ils ne m’ont pas vu dimanche ! Ça va déjà beaucoup mieux.

En entrant dans la pièce, Berger me jette un rapide coup d’œil et ressort aussitôt. Moins d’une minute plus tard, Kinney et Morrisey apparaissent à leur tour.

 

— Carlos, venez avec moi, lance ce dernier en pointant le doigt sur moi.

Kinney et lui m’escortent dans une petite pièce. On se croirait dans un cabinet médical. J’avise même des boîtes à aiguilles usagées contre le mur. Il y a une différence, pourtant : des chiottes sont planquées dans un coin derrière un petit rideau qui pend du plafond.

Morrisey désigne ma figure.

— Votre tuteur nous a fait savoir que vous seriez absent lundi et mardi. Vous vous êtes bagarré, nous a-t-il dit. Vous voulez nous en parler ?

— Pas vraiment.

Kinney fait un pas vers moi.

— Bon, Carlos, je n’irai pas par quatre chemins. À en juger par votre apparence, nous soupçonnons que vous étiez sous l’influence de substances nocives cette dernière semaine. Les bagarres sont le plus souvent liées à l’alcool et à la drogue. Nous allons procéder à une analyse d’urine. Allez-vous laver les mains au lavabo là-bas.

 

J’ai envie de lever les yeux au ciel et de leur dire que ce n’est pas parce qu’on se prend une raclée qu’on est un junkie, mais au final, je me borne à hausser les épaules avant d’aller me laver les mains.

— Comme vous voulez. Donnez-moi un récipient et finissons-en.

— Si le résultat est positif, on vous vire, m’annonce Morrisey en prenant un gobelet à urine dans un placard. Vous connaissez le règlement.

Au moment où je m’apprête à l’attraper, il lève les bras.

— Laissez-moi vous expliquer ce que vous devez faire. Mettez-vous en slip, devant nous, ensuite vous irez uriner dans ce récipient derrière le rideau.

Je jette mon T-shirt sur une chaise avant de faire descendre mon jean. Puis j’ouvre grand les bras et je fais volte-face.

— Vous êtes satisfaits ? Aucune marchandise de contrebande sur moi.

Morrisey me tend le gobelet.

— Vous avez quatre minutes max. Et ne tirez pas la chaîne ou il faudra recommencer.

Je passe derrière le rideau avec mon gobelet et je fais pipi. Faut reconnaître que c’est humiliant de savoir qu’ils m’entendent, même s’ils ont l’habitude de ce genre de situation.

 

Une fois que j’ai fini et que je me suis rhabillé, on me donne l’ordre de me relaver les mains et de rejoindre mon groupe. Ils n’auront pas les résultats avant demain. Je suis tranquille d’ici là. Quand j’entre dans la salle, tout le monde me dévisage, sauf Keno. Ils connaissent manifestement la procédure et ont pigé qu’on vient de me tester.

— Contents de vous revoir, dit Berger. La semaine a été dure apparemment. Vous nous avez manqué.

— J’étais comme qui dirait à la ramasse.

— Vous voulez nous en parler ? Tout ce qu’on se dit ici reste entre nous. Pas vrai, les gars ?

Tout le monde hoche la tête, mais je remarque que Keno marmonne dans sa barbe en continuant à éviter mon regard. Il sait quelque chose. Il faut que je détermine quoi. Le problème va être de le coincer pour lui parler seul à seul vu qu’après chaque séance, il file.

— Je préfère que quelqu’un d’autre prenne la parole.

— Il sort avec Kiara Westford, intervient Zana. Je l’ai vu la tenir par la taille dans les couloirs de l’école et ma copine Zina était au réfectoire quand il lui a proposé d’aller au bal avec lui.

C’est la dernière fois que je fais un truc en public.

— Ça t’arrive de t’occuper de tes affaires ? Sérieux, t’as pas mieux à faire que cancaner avec tes connards d’amis ?

— Va te faire foutre, Carlos.

— Ça suffit. Zana, on ne parle pas comme ça ici. Je ne tolérerai pas les jurons. C’est un avertissement. (Berger prend un crayon et note des trucs dans son cahier.) Parlez-moi du bal, Carlos.

— Il n’y a rien à dire. J’y vais avec une fille, c’est tout.

— Quelqu’un de spécial ?

 

Je me tourne vers Keno. S’il connaît la bande de Devlin, il risque de leur transmettre des infos. Berger est-elle naïve au point de croire que ce qui se dit au sein de nos petites séances de thérapie ne sortira pas de là ? À la minute où on sera dehors, je garantis que Zana sera pendue à son portable en train de raconter à ses imbéciles de copines tous les renseignements qu’elle aura pu nous soustraire.

— Kiara et moi, c’est... compliqué, dis-je. Compliqué. Il semble que ce soit le leitmotiv de ma vie ces derniers temps. Le reste de la séance est monopolisé par Carmela qui se plaint que son ringard de père lui a interdit de partir en voyage en Californie avec ses amis pendant les vacances d’hiver. Elle devrait avoir des parents comme les Westford pour qui tout le monde devrait gérer sa vie et faire ses propres erreurs (jusqu’à ce que vous vous fassiez tabasser, auquel stade ils ne vous lâchent plus la grappe). Aux antipodes des parents de Carmela. Après le cours, je suis Keno quand il sort du bâtiment.

— Keno ! je l’appelle, mais il continue à marcher. (Je jure entre mes dents puis m’élance à petites foulées pour le rattraper avant qu’il atteigne sa voiture.) C’est quoi, ton problème ?

— Je n’en ai pas. Fiche-moi la paix. Je m’interpose entre sa bagnole et lui.

— Tu travailles pour Devlin, hein ?

Il jette des coups d’œil furtifs autour de nous comme s’il avait peur qu’on nous observe.

— Tire-toi de là.

— Hors de question, mec. Tu sais quelque chose - ce qui veut dire qu’on est super potes toi et moi. Je ne vais pas te lâcher tant que tu n’auras pas craché le morceau sur ce que tu sais à propos de Devlin ou de moi.

— Tu n’es qu’un pendejo.

— J’ai entendu pire. Ne me cherche pas. Il a l’air nerveux.

— Bon, monte dans la voiture avant qu’on nous voie ensemble.

La dernière fois qu’on m’a dit ça, je me suis fait défoncer la gueule par cinq pendejos.

— Monte. Sinon je ne te dirai rien.

Je suis sur le point de me glisser par la fenêtre jusqu’à ce que je réalise que seule la voiture de Kiara a une portière coincée. Keno démarre. Alex m’attend chez McConnell. Sachant qu’il ne manquera pas d’envoyer la cavalerie si je ne me pointe pas, je l’appelle.

— Où es-tu ? demande-t-il.

— Avec un... ami. (C’est loin d’être le cas, mais à quoi bon brandir un drapeau rouge ?) Je te retrouve un peu plus tard, j’ajoute puis je raccroche avant qu’il puisse me faire chier.

Keno ne dit pas un mot jusqu’à ce qu’il se gare devant un petit immeuble en dehors de la ville.

— Suis-moi, dit-il en se dirigeant vers le bâtiment. Une fois chez lui, il me présente à sa má et à ses sœurs à qui je dis bonjour en espagnol, puis nous nous enfonçons vers le fond de l’appartement. Sa petite chambre m’est étrangement familière. Je repérerais probablement une chambre d’ado mexicain à un kilomètre. Des photos de famille sont épinglées sur les murs blanc crème. Le drapeau mexicain placardé et les stickers blanc, vert et rouge sur le bureau me mettent à l’aise, même si je me rends compte que je dois être sur mes gardes avec Keno. Je ne sais pas très bien à quoi il joue. Il sort un paquet de cigarettes.

— T’en veux une ?

— Non.

Ça n’a jamais été mon truc, même si j’ai été élevé par une bande de fumeurs. Mi’amá fume, Alex aussi fumait jusqu’à ce qu’il commence à sortir avec sa reine de beauté. En revanche, si Keno me proposait un comprimé de paracétamol ou deux, je ne dirais pas non. Je suis resté couché presque en continu depuis dimanche et je me sens encore tout raide.

Il hausse les épaules et allume sa clope.

— Morrisey t’a fait une analyse d’urine aujourd’hui, hein ?

J’ai le sentiment qu’on va causer de choses et d’autres avant d’aborder le sujet qui m’a amené chez lui.

— Oui.

— Tu crois que ça ira ?

— Je ne suis pas inquiet.

Adossé au rebord de la fenêtre, je le regarde s’asseoir à son bureau et souffler un nuage de fumée. Il a L’air complètement insouciant. Du coup, j’éprouve une pointe de jalousie.

— Berger a failli avoir une attaque quand elle t’a vu aujourd’hui.

— Tu peux me parler en espagnol, tu sais.

— Ouais, mais si je fais ça, ma mère va comprendre de quoi je parle. Je préfère qu’elle n’en sache rien.

Je hoche la tête. C’est toujours mieux quand les parents sont dans l’ignorance. Malheureusement, j’ai dû appeler mon oncle Julio hier et le mettre au courant de ce qui passe. Il m’a promis de faire en sorte que Luis et mi’amà bénéficient d’une protection sans les alarmer inutile ment. Il m’en a voulu de mes démêlés avec Devlin, mais il s’attendait plus ou moins que je sois source d’embrouilles. Il n’était pas vraiment étonné.

Ça me donne envie de prouver que je ne suis pas totalement inutile, mais ce n’est pas près d’arriver. Toute ma vie, j’ai été une source d’embrouilles. C’est réconfortant de savoir que Kiara et ses parents pensent que tout le monde peut repartir de zéro avec une ardoise propre.

— Alors tu sors avec cette Kiara ? (Nouveau nuage de fumée.) Elle est sexy

— Torride, je réponds, sachant qu’il ne la connaît pas vu qu’il ne va pas au lycée Flatiron.

 

Des images de Kiara dans son T-shirt NE SOIS PAS UNE PETITE FRAPPE, FAIS DE LA VARAPPE me viennent à l’esprit. Je dois bien reconnaître que ce n’est pas le genre de fille qui m’attire d’habitude, et je suis convaincu que Keno ne la trouverait pas sexy du tout. Pour je ne sais quelle raison pourtant, ces derniers temps, je ne trouve rien de plus excitant qu’une fille capable de souder des fils et de confectionner des cookies à aimants. Il faut que j’arrête de penser constamment à elle, mais je n’en ai pas envie. Pas encore. Après le bal peut-être. En plus, je dois rester près d’elle pour la protéger des brutes de Rodriguez et de Devlin.

 

À propos de Devlin...

— Assez bavasse, Keno. Dis-moi ce que tu sais.

 

— Je sais que tu fais partie de la bande de Devlin. On sait tous...

— Qui ça, tous ?

— Les Six point Renegados, plus connus sous le nom de R6. (Il soulève son T-shirt pour exhiber une étoile noire à six branches avec un grand R bleu au milieu.) Tu es dans la merde jusqu’au cou, Carlos. Devlin est cinglé, et les R6 n’apprécient pas qu’il se rapproche de notre territoire. On avait la situation en main par ici, jusqu’à ce qu’il vienne mettre son bordel. Ça ne va pas tarder à être la guerre, et Devlin est en train de recruter des mecs capables de se battre. Pour le moment, tout ce qu’il a à dispo, c’est une bande de losers qui fument à peu près autant qu’ils vendent. Il a besoin de guerriers. Il suffit de te regarder, Carlos. On voit bien que tu es un guerrier, un Guerrero.

— Il m’a dit qu’il voulait que je deale pour lui.

— Ne le crois pas. Il veut que tu sois ce qu’il veut, quand il veut. S’il reçoit de la marchandise du Mexique, il exige des Mexicains dans l’équipe. Il sait qu’on fait pas confiance aux gringos. S’il lui faut un soldat pour se battre dans la rue, il sait qu’il t’a en réserve.

Keno m’observe, cherchant à évaluer ma réaction. En fait, je savais tout ça depuis le début, en dehors de l’existence des R6. Super ! On m’a recruté pour une guerre de la drogue qui n’a qu’un seul objectif : le fric.

— Pourquoi tu me racontes tout ça ? Quel est ton intérêt là-dedans ?

Keno se penche en avant en tirant une taffe et exhale un long panache. Il me dévisage d’un air grave.

— Je me barre.

— Comment ça, tu te barres ?

— Je fous le camp. Je vais disparaître dans un endroit où personne ne me trouvera. J’en ai marre de toute cette mierda, Carlos. Toutes ces conneries qu’on nous met dans le crâne à REACH a peut-être fini par déteindre, va savoir ? Chaque fois que Berger nous répète qu’on est responsable de notre avenir, je me dis : Tu ne sais pas de quoi tu parles, ma bonne dame ! Et si c’était vrai, Carlos, que je puisse décider de mon avenir ? Si je pouvais tout recommencer de zéro, ailleurs ?

— Et tu ferais quoi ?

Il rit.

— Ce que je veux, mon pote. J’arriverai peut-être à me dégoter un boulot et à me débrouiller un jour, je sais pas comment, pour avoir mon diplôme et aller à la fac. Voire même me marier et avoir des enfants qui ne sauraient pas que leur père a un jour été membre d’un gang. J’ai toujours rêvé d’être juge, pour changer le système de manière que les ados ne se fassent pas couillonner comme moi. Tu vois ? C’est ça que j’ai écrit sur leur fiche d’objectifs. Tu dois penser que c’est idiot comme but vu que je me suis fait arrêter pour détention de drogue...

— Ça n’a rien d’idiot, dis-je, l’interrompant. Je trouve ça cool.

— Vraiment ? (Il chasse la fumée d’un geste, et pour la première fois, je sens son enthousiasme malgré l’appréhension.) Tu veux venir avec moi ? Je pars à la fin du mois, le jour d’Halloween.

— C’est dans trois semaines.

 

Quitter le Colorado me permettrait de me débarrasser de Devlin. Mon frère et les Westford retrouveraient une vie normale sans avoir à se préoccuper de moi et de mes conneries. Kiara elle aussi pourrait continuer à mener une existence tranquille, une existence qu’elle aurait passée sans moi de toute façon. Elle ne tardera pas à prendre conscience de la réalité. Je n’ai rien à lui offrir, et je n’ai pas la moindre envie de la regarder sortir avec d’autres types. Si jamais elle se remet avec Michael, je vais péter un câble. J’ai perdu la tête en croyant que ça pouvait durer toute la vie entre nous.

— Tu as raison, dis-je à Keno en hochant la tête, il faut que je parte. Mais je dois d’abord retourner au Mexique pour m’assurer que ma famille est en sécurité. Quand j’aurai filé d’ici, je n’aurais plus qu’eux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

KIARA

 

 

 

Maman n’a pas eu l’air surprise quand je lui ai dit que j’allais au bal avec Carlos. Elle m’avait promis de m’emmener au centre commercial vendredi pour m’acheter une robe. Ça m’a pris un bout de temps, mais j’ai fini par en trouver une en satin noir sans manches dans une boutique vintage. Elle épouse mes formes. Je n’ai pas l’habitude de porter des tenues aussi moulantes et inconfortables, qui plus est avec une fente qui monte haut sur le côté, mais une fois que je l’ai eue sur moi, je me suis sentie jolie et sûre de moi. Ça m’a fait penser à Audrey Hepburn dans Breakfast at Tiffany’s.

En rentrant à la maison, je me suis dépêchée de monter dans ma chambre et j’ai pendu ma robe dans mon placard. Je ne voulais pas que Carlos la voie avant le jour du bal.

 

Samedi matin, toute la famille, y compris Carlos, s’est levée pour aller au match de football américain au lycée. Flatiron a gagné : 21 à 13, si bien que tout le monde est ravigoré et de bonne humeur. Après le match, Carlos a dit qu’il avait des choses à faire. Je suis allée acheter des chaussures avec maman.

Elle a attrapé des ballerines noires avec des petites boucles sur le côté.

— Que penses-tu de celles-ci ? Elles ont l’air confortables. Je secoue la tête.

— Ce n’est pas le confort qui m’intéresse. Je déambule dans le magasin en évitant soigneusement les talons que Carlos qualifierait de souliers de grand-mère. Je jette mon dévolu sur des escarpins en satin noir avec une bride sur la cheville façon rétro et des talons fins de huit centimètres. Ils sont parfaits. Je ne sais pas si j’arriverai à marcher avec ça, mais ils sont ravissants, et assortis à ma robe.

— Et ceux-là, qu’en dis-tu ? Maman ouvre grand les yeux.

— Tu es sûre ? Tu vas dépasser ton père avec ça. Maman n’a aucune paire de chaussure avec des talons de plus de quatre centimètres.

— Je les adore.

— Essaie-les alors. C’est un grand jour pour toi.

 

Un quart d’heure plus tard, je sors du magasin avec les escarpins, tout excitée d’avoir trouvé la paire idéale pour aller avec la robe idéale. Je veux que la soirée soit parfaite. Pourvu que Carlos ne se sente pas sous pression, même si je l’ai quand même contraint à m’inviter. J’espère qu’on va s’amuser et oublier ce qui s’est passé le week-end dernier. Je doute qu’on danse beaucoup vu son état, mais ce n’est pas grave. Je serai contente d’être avec lui, qu’on forme un vrai couple ou pas.

— Il faut qu’on aille acheter une boutonnière, dit maman au moment où nous remontons dans la voiture.

— Je m’en suis occupée ce matin.

— Bien. Il y a des piles dans l’appareil photo. Ton père est en train de charger le caméscope. On est fin prêts. On enverra les photos à la maman de Carlos lundi, pour qu’elle n’ait pas le sentiment d’être exclue.

De retour à la maison, je m’enferme dans ma chambre pour m’exercer à marcher avec mes nouvelles chaussures. J’ai l’impression de plonger en avant chaque fois que je fais un pas. Ça me prend une bonne heure pour m’y faire. Tuck passe à la maison m’apporter une boîte remplie de cadeaux pour la soirée, ce qui me rend encore plus nerveuse.

— Ouvre-la, dit-il en me la tendant.

Je soulève le couvercle et jette un coup d’œil à l’intérieur de la boîte avant d’en extraire une jarretière en dentelle noire.

— Ça ne se fait pas de porter une jarretière à un bal.

— Celle-là a été fabriquée tout spécialement pour l’occasion. Regarde, il y a un petit ballon de foot doré en guise de breloque.

Je la jette sur le lit avant de sortir l’article suivant. Du gloss rose.

— Personnellement, ça me débecte, dit Tuck en haussant les épaules quand je fais tourner le bâton. Mais il parait que les hétéros aiment bien les filles qui ont les lèvres qui brillent. Il y a de l’eyeliner et du mascara aussi là-dedans. La dame de la boutique m’a dit que c’était de la super qualité.

À mesure que je sors ces objets l’un après l’autre, je m’arrête pour regarder Tuck.

— Pourquoi tu m’as acheté tout ça ?

Il hausse à nouveau les épaules.

— C’est juste... je ne voulais pas que tu sois prise au dépourvu. Tu l’aimes bien, Carlos, que tu l’admettes ou non. Je sais que j’ai été un peu dur avec lui, mais tu lui trouves sûrement quelque chose qu’on n’arrive pas à voir, nous autres.

Tuck est le plus génial des amis.

— Tu es un amour, dis-je en sortant de la boîte des pastilles à la menthe et... deux préservatifs. Que je brandis.

— Dis-moi que tu ne m’as pas acheté des capotes.

— Tu as raison. Je ne les ai pas achetées. Je les ai prises à l’infirmerie de l’école. Ils les distribuent gratuitement. Tu ferais peut-être bien de lui demander s’il est allergique au latex tout de même. Si c’est le cas, tu es mal !

 

Je m’imagine en train de faire l’amour avec Carlos et je sens mes joues s’empourprer.

— Je n’ai pas l’intention de coucher avec lui ce soir. Je jette les pochettes sur le lit. Tuck les récupère.

— C’est pour ça que tu as besoin de ces préservatifs, imbécile. Si ça arrive alors que tu ne t’y attends pas, tu n’auras pas ce qu’il faut. Du coup, tu te retrouveras enceinte ou tu choperas le sida. Fais-moi une faveur. Mets-les dans ton sac, ou fourre-les dans ta culotte si tu préfères.

Je prends Tuck dans mes bras et je lui plaque un baiser sur la joue.

— Je t’aime, Tuck. Tu es fabuleux. Et je suis désolée que Jack ait refusé d’aller au bal avec toi.

Il éclate de rire.

— Je ne t’ai pas raconté la dernière.

— C’est-à-dire ?

— Il m’a appelé il y a une heure. Il ne veut pas aller au bal,... mais il aimerait qu’on traîne ensemble ce soir.

— C’est super. Je croyais qu’il était hétéro au fait.

— C’est quoi, ton problème ? Pour quelqu’un qui a un gay comme meilleur ami, tu n’as aucun flair. On ne fait pas plus homo que Jake Somers. T’as pas les yeux en face des trous ou quoi ? Je t’avoue que je suis angoissé et excité à la fois. J’espère que je ne vais pas foirer. Ça fait un moment que j’en pince pour lui en secret.

 

Il s’approche de mon bureau et sort du tiroir notre cahier sur les règles d’attraction. Il arrache toutes les pages et les déchire en petits morceaux.

— Qu’est-ce que tu f-fais ?

— On n’en a plus besoin. J’ai compris un truc.

— Quoi ?

Il jette les bouts de papier dans ma poubelle.

— C’est du bidon, ces règles. Jake n’était pas du tout mon type a priori. On n’a pas les mêmes intérêts. Il déteste les Extrêmes. Quand il n’a rien à faire, il lit des poèmes, pour s’amuser ! T’imagines. Je n’arrête pas de penser à lui.

Il veut qu’on traîne ensemble ce soir ! Ça veut dire quoi, traîner ?

— Je n’ai toujours pas compris moi-même. (J’attrape un des deux préservatifs et je le lui jette.) Tu ferais bien d’en embarquer un, au cas où.

 

 

 

 

 

Carlos

 

 

 

— Je t’avais bien dit que tu m’appellerais un jour, dit Brittany alors qu’on marche dans le centre commercial.

Je lui ai téléphoné hier pour lui demander de me retrouver après le match de football ce matin. J’ai besoin de son aide. Elle est la seule personne que je connais qui soit suffisamment à cheval sur les principes pour savoir tout ce qu’on doit faire avant un bal.

— Pas de quoi t’en vanter. Je m’étonne qu’Alex n’ait pas insisté pour nous accompagner. Vous êtes inséparables d’habitude.

Elle se concentre sur les rangées de costumes dont elle choisit certains modèles pour que je les essaie.

— Évitons de parler d’Alex, tu veux bien ?

— Que se passe-t-il ? Vous vous êtes engueulés ? Je lance en blaguant, ne croyant pas une seconde que mon frère ait pu se disputer avec elle.

Elle bat des paupières, comme pour retenir des larmes.

— En fait, on a rompu. Hier.

— Tu plaisantes.

— Je suis on ne peut plus sérieuse, et je ne veux pas en parler. Va essayer ça avant que je me mette à hurler au milieu du magasin. Ça risque de ne pas être beau à voir !

Elle me flanque les costumes dans les bras et m’expédie vers les cabines d’essayage. En lui jetant un coup d’œil pardessus mon épaule, je vois qu’elle a sorti un mouchoir de son sac et qu’elle s’essuie les yeux.

 

Nom de Dieu ! Pas étonnant que mon frère soit si peu causant depuis dimanche et qu’il ne m’ait pas cuisiné à propos de Devlin. Qu’est-ce qu’il a bien pu faire pour foutre en l’air sa relation avec Brittany, alors qu’elle a changé sa vie ?

Grâce à l’enveloppe bourrée de billets de Devlin, j’achète le costume dans lequel, d’après Brittany, j’ai l’air d’un mannequin pour Vogue Homme. Ensuite nous allons chercher le corsage que j’ai commandé hier. J’ai eu la chance de trouver une fleuriste qui a accepté de m’en confectionner un à la dernière minute. Une fois dans la voiture, je me dis que je dois pouvoir interroger Brittany sur leur rupture supposée sans trop de risques. Si elle éclate en sanglots maintenant, personne ne verra qu’elle a du mascara plein la figure.

Je ne peux plus me retenir, ma curiosité est trop forte.

 

— Mon frère et toi allez tellement bien ensemble que c’en est écœurant. Que s’est-il passé ?

— Demande-lui.

— Il se trouve qu’à l’instant présent, je suis avec toi, et non avec lui. À moins que tu ne préfères que je l’appelle... j’ajoute en sortant le portable de ma poche.

— Non ! crie-t-elle. Je t’interdis de l’appeler. Je ne veux pas le voir ni l’entendre ni avoir quoi que ce soit à voir avec lui.

 

Merde alors ! C’est sérieux. Elle ne plaisante pas. J’ai intérêt à trouver un truc vite fait.

— Tu peux me conduire au garage. J’emprunte la voiture d’Alex ce soir.

— Tu n’as qu’à prendre la mienne, réplique-t-elle sans sourciller.

Raté ! Il faut que je trouve un prétexte pour vouloir prendre la nouvelle voiture de mon frère plutôt que sa super BM décapotable.

— Kiara aime les voitures anciennes. Elle sera déçue si je me pointe dans une BM alors qu’elle s’attendait à une Monte Carlo. Elle n’est pas vraiment normale, tu sais. Elle perd les pédales pour rien. Je ne voudrais pas qu’elle se mette à chialer et à bégayer en plein bal.

— Tu as l’intention de continuer à me raconter des salades jusqu’à ce que je me décide à te déposer chez McConnell, c’est ça ?

— En gros, oui.

À un feu rouge, Brittany pousse un gros soupir.

— Bon, d’accord. Je t’y emmène. Mais n’espère pas que je sorte de la voiture pour lui parler.

— Si je prends sa voiture, il va bien falloir que quelqu’un le raccompagne à la maison. Tu peux t’en charger ? Je dois aller me préparer pour le bal.

 

Le couple qu’ils forment tous les deux me donne la nausée, mais l’idée qu’ils puissent se séparer, être malheureux... no está bien. Ça ne va pas du tout. Je me moque d’eux, mais au fond de moi, je les envie. Tant qu’ils sont là l’un pour l’autre, le monde pourrait s’effondrer autour d’eux sans qu’ils s’en aperçoivent ou que ça les perturbe.

— Ne m’en demande pas trop, Carlos. Je te dépose et je file. Je vais te donner un conseil pour ce soir, après quoi je la boucle. Surveille ton attitude et remballe ton ego, traite Kiara comme une princesse. Qu’elle se sente spéciale.

— Tu penses que j’ai un ego surdimensionné et que je me comporte mal ?

Elle émet un petit rire.

 

— Ce n’est pas ce que je pense, Carlos. Je le sais. Ce sont des défauts de fabrication chez les Fuentes, malheureusement.

— J’appellerais plutôt ça un atout. C’est ce qui nous rend irrésistibles.

— Si tu le dis. C’est ce qui détruit vos relations aussi. Si tu veux que Kiara garde un merveilleux souvenir de cette soirée, souviens-toi de ce que je t’ai dit, et maîtrise-toi.

— Est-ce que je t’ai dit qu’Alex t’aime tellement qu’il s’est fait tatouer ton nom partout sur le corps ? Même sur la nuque !

— C’est marqué LB sur sa nuque, Carlos. Ce sont les initiales de Latino Blood.

— Pas du tout. Tu te trompes. C’est ce qu’il veut faire croire à tout le monde, mais en fait, ça veut dire Lover of Brittany. T’as compris ?

— Bel effort, Carlos. Complètement faux, mais chapeau tout de même !

 

Fidèle à sa promesse, elle me dépose devant le garage et repart aussitôt en faisant crisser ses pneus dans le parking, ce que mon frère lui a appris à faire, j’en suis sûr. Une preuve de plus qu’ils devraient être ensemble.

Le buste de mon frère disparaît sous le capot d’une Cadillac. Je me demande s’il sait que l’amour de sa vie s’éloigne à cet instant à fond de train.

— Qu’est-ce que tu fais là ? demande-t-il en s’essuyant les mains avec un chiffon. Je te croyais à moitié mort.

— Tu serais surpris de la différence qu’il y a entre à moitié mort et mort pour de bon. Pour tout te dire, je me sens super mal, mais je suis assez doué pour faire semblant,

— Hein hein.

Il a un bandana noir sur le front, ce qui ne lui est pas arrivé depuis qu’il a quitté le Latino Blood. Ce n’est pas bon signe. Il a l’air d’un rebelle, et me ressemble un peu trop. Quand on cherche à se donner des allures de rebelle, on n’est pas loin de se comporter comme tel. Je suis bien placé pour le savoir.

— J’ai du travail à faire, et toi tu dois te préparer pour le bal, alors si tu veux bien...

— Pourquoi as-tu rompu avec Brittany ?

— Elle t’a dit ça ? S’exclame-t-il en fronçant les sourcils, furieux.

Merde, il est fou de rage. Vu sa mine de déterré, je doute qu’il ait beaucoup dormi ces derniers temps.

— Inutile de sortir de tes gonds, mec. Elle ne m’a rien dit. Elle m’a juste dit de te demander ce qui s’est passé.

— On a rompu. Tu as raison, Carlos. On est trop différents, elle et moi. On ne vient pas du même monde. Ça ne pouvait pas marcher de toute façon.

 

Il replonge sous le capot, mais je le tire par la chemise.

 

— Usted es estupido.

— Tu oses me traiter de stupide ? Ce n’est pas moi qui me suis fait enrôler dans un gang contre mon gré hier. (Il secoue la tête.) Ça, c’était carrément stupide.

— Écoute, Alex, tu me dis pourquoi vous avez rompu, toi et ta reine de beauté, et je te raconte tout ce que je sais sur Devlin.

Il soupire, et sa colère semble se dissiper un peu. Je me rends compte qu’il cherche à nous protéger avant tout, la famille et moi. Il sait que Devlin va me remettre le grappin dessus la semaine prochaine. Il ne peut pas s’empêcher de s’impliquer pour essayer de me sortir de ce pétrin.

— Les parents de Brittany viennent rendre visite à sa sœur Shelley dans quinze jours, m’explique-t-il. Elle est déterminée à leur dire que nous sortons secrètement ensemble depuis le début du lycée. Ils savent comment ça s’est fini entre nous à Chicago. Je me suis comporté comme un con avec elle, et puis j’ai foutu le camp. (Il presse ses poings contre ses yeux en gémissant.) Regarde-moi, Carlos. Je suis toujours le mec avec qui ils ne voulaient pas qu’elle sorte à Chicago. Ils me considèrent comme un moins que rien, et ils ont probablement raison. Brittany veut que j’aille dîner avec eux, putain, comme s’ils allaient accepter tranquillement que la fille qu’ils ont élevée pour en faire une princesse finisse avec un gars qu’ils ont toujours vu comme un pauvre Mexicain crade sorti tout droit d’un bidonville.

 

Je n’en crois pas mes oreilles. Mon propre frère qui a combattu avec tant de courage son gang pour reprendre sa liberté au risque de se faire tirer dessus chie dans son froc à la perspective de défendre sa relation avec Brittany, et lui-même, face à ses parents.

— Tu as peur !

— Pas du tout. Je n’ai pas besoin de leurs conneries, c’est tout.

En vérité, il a la trouille. Il redoute que Brittany ne prenne le parti de ses darons une fois pour toutes, et qu’elle le largue. Il ne supporterait pas qu’elle le rejette. Il préfère la repousser, l’écarter lui-même avant que ça vienne d’elle. Je le sais parce que c’est l’histoire de ma vie.

— Britanny est déterminée à sauver votre relation coûte que coûte, lui dis-je tandis que mon regard va errer sur la Monte Carlo d’Alex dans un coin de l’atelier. Pourquoi n’en fais-tu pas autant ? Parce que tu es lâche, mon frère. Fais un peu confiance à ta novia. Tu risques de la perdre pour de bon sinon.

— Ses parents ne me trouveront jamais assez bien pour elle. J’aurais toujours le sentiment d’être le pendejo prolo qui a profité de leur fille.

J’ai de la chance que les parents de Kiara ne soient pas comme ça. Eux se réjouissent du bonheur de leurs enfants, quelles que soient les circonstances. Ils tentent de nous influencer, sans nous juger. Au début, j’ai cru qu’ils jouaient la comédie, que personne ne pouvait m’accepter comme je suis, surtout que je m’efforçais de les repousser. Mais j’ai la conviction que les Westford acceptent vraiment les gens tels qu’ils sont, avec leurs défauts et tout.

— Si tu penses être un pendejo prolo, alors c’est ce que tu es. Le problème, c’est que Brittany n’est pas consciente des différences de classe sociale et qu’elle ne pense pas à ton compte en banque quand elle est avec toi. C’est assez débectant quelque part, mais elle t’aime, point barre. Vous devriez peut-être vous séparer au fond, parce qu’elle mérite un mec prêt à tout pour défendre sa relation.

— Va te faire foutre ! Tu n’y connais rien. Ça fait combien de temps que tu n’es pas sorti avec une fille ?

— J’ai une copine maintenant.

— La relation est bidon. Kiara elle-même le reconnaît.

— Bon, peut-être, mais c’est mieux que ce que tu as toi, c’est-à-dire que dalle. (Je me dirige vers la Monte Carlo bleue.) Je te le dis quand même, mais j’espérais pouvoir emprunter ta bagnole ce soir. Pas pour moi. Pour Kiara. Tu l’aimes bien, je le sais, et je vois mal comment je pourrais prendre sa voiture pour un rancard officiel.

— J’avais l’intention d’aller chez les Westford avant le bal. Ils m’ont invité.

— Ne te donne pas cette peine.

— Bon d’accord, mais rapporte-la-moi à la fin de la soirée. J’ai l’intention de travailler dessus demain matin. (Comme je balance mes paquets sur la banquette arrière, Alex ajoute :) Je croyais que ma relation avec Brittany te faisait gerber.

— J’aime bien t’emmerder, Alex. C’est à ça que ça sert les petits frères, non ? (Je hausse les épaules.) Ce n’est peut-être pas une chica mexicana, mais c’est la meilleure gonzesse que tu trouveras jamais. Tu ferais aussi bien de sceller l’affaire et de te marier avec elle.

— J’ai quoi à lui offrir ? Un demi diplôme et une bagnole vintage ?

Je hausse les épaules.

— Si c’est tout ce que tu as à donner, elle acceptera, j’en suis sûr. C’est beaucoup mieux que ce que j’ai, et plus que ce que nos parents avaient quand ils se sont mariés. Sans compter que Mi’amá avait un vilain polichinelle dans le tiroir. Toi, en l’occurrence.

— À propos de vilain, tu t’es regardé dans la glace ces derniers temps ?

— Oui. C’est bizarre, Alex. Même avec un cocard et la lèvre fendue, je continue à être plus beau que toi.

— Ben voyons ! Attends ! Tu ne m’as toujours pas parlé de Devlin.

 

— Ah ouais ! (Je démarre et fais ronronner le moteur.) Je te raconterai ça demain. Peut-être.

En arrivant chez les Westford, je trouve Brandon assis sur mon lit, les bras croisés. Il fait de son mieux pour avoir l’air méchant, mais je suppose qu’il faudra encore une bonne dizaine d’années avant qu’il intimide quelqu’un.

— Qu’est-ce qui se passe, cachorro ?

— Je suis fâché contre toi.

Tout le monde m’en veut en ce moment, ma parole !

— Prends un numéro et fais la queue, mec.

Il souffle comme une bagnole qui aurait un pot d’échappement déglingué.

— Tu as dit qu’on était des complices. Que si je faisais une bêtise, tu ne rapporterais pas. Et inversement.

— Oui. Et alors ?

— Tu es un rapporteur. Papa ne me laisse plus jouer sur l’ordinateur sauf quand il me surveille, comme un bébé. C’est de ta faute.

— Désolé, mon petit gars. La vie est injuste.

— Comment ça se fait ?

Si elle était juste, mon père ne serait pas mort quand j’avais quatre ans. Je n’aurais pas à me soucier de Devlin. J’aurais vraiment mes chances avec Kiara. La vie, en gros, c’est une vacherie.

— Je n’en sais rien. Mais si tu le découvres un jour, cachorro, dis-le-moi.

Je m’attends qu’il pique une crise, mais pas du tout. Il saute au bas de mon lit et se dirige vers la porte.

— Il n’empêche que je continue à être fâché contre toi.

— Tu t’en remettras. Fiche le camp maintenant. Je dois prendre une douche et me préparer. Sinon je vais être en retard.

— Je m’en remettrais plus vite et je te laisserais tranquille si tu pouvais aller piquer des bonbons dans le placard au-dessus du frigo. C’est là que maman les cache. (Il me fait signe de me pencher pour me glisser un secret à l’oreille.)

— Elle garde des snacks mauvais pour la santé là-dedans aussi. Tu sais, ceux qui sont super bons !

Il s’excite au fur et à mesure qu’il m’explique tout ça.

 

Il me reste moins d’une heure pour me préparer, mais je ne veux pas le laisser tomber.

— D’accord, Racer. Prêt à te lancer en mission secrète ? Il se frotte les mains, manifestement ravi de m’avoir manipulé. Il a un certain pouvoir de persuasion, faut le reconnaître.

— Suis-moi.

 

Je jette un coup d’œil dans le couloir avant de lui faire signe. Je me retiens de rire en le voyant m’emboîter le pas sur la pointe des pieds. Il y a des moments où il se comporte comme un gosse de six ans, d’autres où il me fait l’effet d’avoir plus de jugeote que la plupart des adultes de mon entourage.

On descend les marches en silence. Avant qu’on ait atteint la cuisine, quelqu’un sort du bureau de Westford. C’est Kiara, vêtue d’une longue robe noire qui moule ses courbes délicieuses de la poitrine aux cuisses. Ses cheveux joliment bouclés flottent sur ses épaules. La fente incroyablement sexy sur un côté de sa robe laisse entrevoir une longue jambe magnifique.

 

J’en reste bouche bée.

Je la parcours des yeux avec délice. Je me souviendrai de cet instant jusqu’à la fin de ma vie, je le sais. Quand mon regard se pose sur ses escarpins ouverts au bout avec des talons que je n’aurais jamais imaginé la voir porter, mon cœur a un raté. J’ai peur de ciller au cas où ce serait un mirage.

— Qu-qu-qu’est-ce que vous... vous... vous faites là ? Brandon émet un « chut » retentissant en portant un doigt à ses lèvres.

— On est en mission secrète, chuchote-t-il bruyamment, sans se rendre compte apparemment que sa sœur s’est métamorphosée en déesse. Ne dis rien à papa et maman.

— Promis, répond-elle. C’est quoi votre mission ?

— Des bonbons. Ceux qui sont mauvais pour la santé ! Viens avec nous !

Je reporte mon attention sur Kiara, regrettant de ne pas être seul avec elle à cet instant. J’aurais donné n’importe quoi pour ça.

— Brandon, va voir où est ton père pour s’assurer que la voie est libre.

J’ai besoin de quelques secondes tranquilles avec sa sœur.

— D’accord, répond-il en se glissant dans le couloir. Je reviens tout de suite.

J’ai moins d’une minute en tête à tête avec elle. Je fourre mes mains dans mes poches pour qu’elle ne voie pas que je tremble. Elle me gratine d’un petit sourire avant de regarder par terre.

Je lève les yeux vers le plafond dans l’espoir que le ciel me prodiguera ses conseils, ou que mon père me fera un signe peut-être. Puis je jette un petit coup d’œil à Kiara. Ô mon Dieu ! Elle a le regard rivé sur moi à présent. Elle attend que je dise quelque chose. Avant que j’aie le temps de trouver une remarque pertinente ou drôle, Brandon est de retour.

— Il est dans le salon. Allons-y avant qu’il nous attrape. J’ai envie de l’étrangler. Il faut que je me débarrasse de cette petite peste. On prend la direction de la cuisine tous les trois. J’ouvre le petit placard au-dessus du réfrigérateur. Il contient effectivement un grand panier rempli de denrées de contrebande.

 

Brandon tire sur le bas de mon T-shirt.

— Montre. Montre.

Je pose le panier sur la table. Brandon se hisse sur une chaise et examine le butin.

— Tiens, me dit-il en me fourrant une barre chocolatée dans la main. Il y a des noix là-dedans. J’aime pas les noix.

Finalement, il s’empare d’une barre de chocolat au lait et de deux rouleaux au réglisse. Ravi de son trésor, il saute au bas de la chaise.

Je remets le panier dans la cachette que tout le monde connaît. Le temps que je me retourne, Brandon est déjà en train de casser un bout de chocolat, qu’il fourre dans sa bouche.

— Pourquoi tu as l’air d’une fille, Kiara ? demande-t-il, la bouche pleine.

— Je sors ce soir. Avec Carlos.

— Et vous allez vous embrasser sur la bouche ?

Elle lui décoche un regard outré.

— Brandon ! Ça ne se dit pas. Qui t’a parlé de ça ?

— Les CM2, dans le bus.

— Qu’est-ce qu’ils ont dit ?

— Enfin, tu sais..., réplique-t-il d’un ton exaspéré.

— Dis-moi, insiste-t-elle. Je ne sais pas comment on fait si ça se trouve.

 

Je suis bien placé pour savoir qu’elle est parfaitement au courant de la chose, mais pas question que je la trahisse.

— C’est quand on lèche la langue de l’autre, chuchote-t-il. La vache ! Je n’en savais pas autant à son âge. C’est déjà un cyber-dealer. Et voilà qu’il se met à parler de se rouler des pelles. Kiara me regarde, je lève les deux mains. Je lui aurais volontiers fait une petite démonstration tout de suite, mais je peux attendre un peu plus tard.

— C’est pas mon gamin.

— On peut attraper plein de microbes comme ça, ajoute Brandon en mâchonnant d’un air songeur comme s’il évaluait les conséquences possibles du baiser.

— Absolument, confirme Kiara. Pas vrai, Carlos ?

— C’est sûr. Des tas de microbes.

Je m’abstiens de lui préciser que dans certains cas, ça vaut le coup de prendre le risque.

— Je ne ferai jamais ça, déclare Brandon.

— Si tu ne t’essuies pas la bouche après avoir mangé lu chocolat, personne n’aura envie de t’embrasser, cachorro. C’est trop dégueu.

Alors que Kiara attrape une serviette pour nettoyer la figure de son petit frère, il lève les yeux vers elle d’un air intrigué.

— T’as pas répondu à ma question. Vous allez vous embrasser, Carlos et toi ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Kiara

 

 

 

— Arrête de me poser cette question, Brandon, ou je vais dire à maman que tu as piqué du chocolat. Il n’empêche que je t’aime, j’ajoute en me penchant pour déposer un bisou sur sa joue nettoyée.

— T’es méchante, riposte-t-il, mais je vois bien qu’il ne m’en veut pas parce qu’il sort de la cuisine en sautillant.

Nous sommes enfin seuls, Carlos et moi. Il s’approche de moi par-derrière et écarte délicatement mes cheveux pour dégager ma nuque. « Eres hermosa », me chuchote-t-il à l’oreille. Rien que le son de ces mots en espagnol me fait fondre de l’intérieur.

Je me tourne pour lui faire face.

— Merci, c’est gentil. J’avais besoin de l’entendre.

— Faudrait que j’aille me préparer, mais je n’ai pas envie de te quitter des yeux.

Je le repousse malgré le vertige que je ressens sous son regard intense.

— Vas-y. Dépêche-toi. Pas question que je rate mon premier bal de lycée.

 

Quarante-cinq minutes plus tard, je suis toujours debout, mes talons aux pieds, tellement je redoute de froisser ma robe si je m’assois. Maman a insisté pour me mettre du vernis à ongles rose ; je résiste à l’envie de me les ronger, mais je ne peux pas m’empêcher de gigoter.

On est dans le jardin où papa et maman me mitraillent devant la maison, près d’une plante en pot, de ma voiture, avec Brandon, devant le portail...

Finalement, Carlos ouvre la porte en verre coulissante et apparaît dans le patio. Un costume noir et une chemise blanche ont remplacé ses sempiternels jean déchiré et T-shirt. Rien qu’à le voir sur son trente et un pour moi me fait battre le cœur à tout rompre. J’ai la bouche toute sèche. Surtout quand je vois qu’il a un bouquet de corsage à la main.

— Tu es magnifique, s’écrie maman. C’est gentil à toi d’emmener Kiara au bal. Elle a toujours rêvé d’y aller.

— Ce n’est pas un problème, répond Carlos.

Je m’abstiens de préciser à maman qu’il ne m’aurait jamais invitée si on n’avait pas passé un accord. Je suis à peu près certaine qu’on ne serait pas là en tenue de soirée autrement.

— Tiens, me dit Carlos en brandissant un petit bouquet de fleurs blanc et violet au cœur jaune.

 

Pendant que mes parents s’éloignent un peu pour nous laisser tranquilles, Carlos me glisse le bouquet au poignet.

— Je vois bien que ça ne va pas avec ta robe, me dit-il timidement. Et tu devais t’attendre à des roses. Ce sont des asters mexicains. Chaque fois que ton regard se posera dessus ce soir, je veux qu’elles te fassent penser à moi.

— Elles sont ravissantes, dis-je en portant le bouquet à mon nez pour respirer leur doux parfum.

La boutonnière que j’ai achetée pour lui est restée sur la table dans le patio. C’est une simple rose blanche avec des feuilles d’un vert intense. Je vais la chercher et la lui tends.

— Je suis censée l’ép-l’épingler à ton revers.

Il se rapproche. Avec des mains tremblantes, je saisis la grosse aiguille et je m’efforce de la planter correctement.

— Laisse, je vais le faire, dit-il en me voyant me bagarrer pour enfoncer l’aiguille à travers le ruban vert à la base de la boutonnière.

Nos doigts se touchent. J’en ai le souffle coupé.

Après une autre séance de pose dont on se serait bien passé, des nuages commencent à se former au-dessus de nos têtes.

— Il est censé pleuvoir ce soir, annonce maman.

 

Elle m’intime l’ordre d’emporter mon imperméable taupe. Il ne va pas du tout avec ma robe, mais me protégera au cas où. Carlos a l’air tout content de me faire monter dans la voiture de son frère. Il savait que je trouverais ça cool qu’on ait la même voiture, Alex et moi.

Dix minutes plus tard, nous pénétrons dans le parking bondé de l’école. Avant qu’on atteigne les portes, Nick Glass et deux autres types sortis de nulle part nous bloquent le passage. Il est clair qu’ils ne sont pas venus là pour danser... mais pour faire du grabuge.

Je me cramponne au bras de Carlos, redoutant qu’il ne se retrouve impliqué dans une nouvelle bagarre.

— Il n’y a pas de souci, m’assure-t-il à voix basse. Fais-moi confiance, chica.

— C’est mon territoire, assène Nick en faisant un pas de plus vers nous. J’ai pas envie de le partager.

— Je n’en veux pas de ton territoire.

— Qu’est-ce qui se passe ? demande Ram qui approche à cet instant en compagnie d’une fille que je ne reconnais pas. Ram et Carlos sont devenus copains à l’école, et ça fait plaisir de voir quelqu’un prêt à prendre sa défense, même si c’est le soir du bal.

— On est cools, pas vrai, Nick ? lance Carlos. Le regard de Nick passe de l’un à l’autre. Les potes de Nick ne sont pas du lycée. Ils ont des têtes de types qui n’hésiteraient pas une seconde à se battre, mais pour finir. Nick s’écarte et nous laisse passer.

Carlos me prend la main et nous fraie un passage sans se laisser démonter.

— Si tu as besoin de moi, Carlos, je suis là, lance Ram au moment où on atteint la porte de l’école.

— Même chose pour toi, mec, lui répond Carlos en pressant ma main dans la sienne. Si tu veux qu’on aille ailleurs, Kiara, je ne suis pas contre.

Je secoue la tête.

— On a fait un marché. Je veux que le photographe prenne une photo de nous pour que je puisse l’épingler au-dessus de mon bureau comme souvenir de mon premier bal. Promets-moi juste qu’il n’y aura pas de bagarres.

— D’accord, chica. Mais après la photo, si tu veux aller quelque part, dis-le-moi.

— Où est-ce qu’on irait ?

Il regarde autour de lui les banderoles, les affiches, les étudiants qui s’époumonent et dansent sur une musique assourdissante et me serre contre lui.

— Un endroit tranquille, où on peut être seuls. Je n’ai pas vraiment envie de te partager ce soir.

Le truc, c’est que moi non plus.

 

Le photographe nous a fait poser avant qu’on entre dans le gymnase. En fait, c’est lui qui a déterminé la pose qu’on devait prendre, nous traitant comme des mannequins dans une vitrine.

— Tu veux boire quelque chose ? demande Carlos en me serrant encore plus fort contre lui pour que je l’entende malgré les accents tonitruants de la stéréo.

Je secoue la tête en prenant la mesure de la scène que j’ai sous les yeux. La plupart des filles portent des robes super courtes avec des volants qui voltigent quand elles tourbillonnent sur elles-mêmes en dansant. J’ai l’air déplacé dans ma robe longue noire rétro.

— Quelque chose à manger ? Il y a de la pizza.

— Pas tout de suite.

Je regarde les autres danser un moment. La plupart évoluent en groupe sur la piste en faisant des bonds en rythme avec la musique. Pas de Madison ni de Lacey en vue. Contente de voir que je ne serai pas la cible de leurs remarques grossières ce soir, j’abaisse un peu ma garde.

Carlos me prend par la main et m’entraîne vers le fond du gymnase.

— Viens, on va danser.

— Tu n’es pas complètement remis encore. Attendons qu’il y ait un slow. Je ne veux pas que tu souffres.

Ignorant ma remarque, il commence à danser. Il n’a pas l’air d’avoir mal. D’ailleurs, on dirait qu’il a dansé toute sa vie. La musique a une cadence endiablée. La plupart des garçons que je connais n’ont pas le rythme, mais Carlos, lui, si. Il est étonnant. J’ai envie de rester plantée là à l’admirer.

— Montre-moi ce que tu as dans les tripes, me lance-t-il à un moment donné, une lueur espiègle dans le regard sous ses sourcils en circonflexe. Je te mets au défi, chica.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Carlos

 

 

 

Kiara danse comme une pro. La vache ! Un petit défi de rien, et elle se met à onduler des hanches comme si elle avait la musique dans le sang. Je me rapproche d’elle et nous ne tardons pas à bouger à l’unisson. Nous trouvons notre rythme au gré des chansons qui s’enchaînent sans interruption. Kiara me fait oublier Devlin, le drame entre Brittany et Alex.

Au milieu d’un air super saccadé, le DJ change brusquement la cadence. Une mélodie douloureusement lente à propos d’un chagrin d’amour emplit le gymnase. Kiara me regarde, ne sachant pas trop comment on va s’y prendre.

Je lui attrape les mains et je les noue autour de mon cou. Elle sent tellement bon... un délicieux parfum de framboises. Alors que je l’attire afin que son corps se presse contre le mien, je n’ai qu’une seule envie : l’emporter avec moi et ne plus jamais la rendre. J’essaie de faire comme si Devlin n’existait pas, comme si je n’allais pas la perdre pour toujours à la fin du mois. Je veux profiter à fond de cette soirée vu que mon avenir m’apparaît comme un méga bordel.

— À quoi penses-tu ? me demande-t-elle.

— Au jour où je partirai d’ici, je réponds franchement.

Elle ne sait pas que j’envisage de quitter le Colorado, mais ce n’est pas grave. Si elle connaissait mes plans, elle appellerait probablement Alex et ses parents pour qu’ils interviennent. Elle convierait sans doute Tuck aussi pendant qu’elle y est !

 

Toujours pendue à mon cou, elle plonge son regard dans le mien. Je me penche pour déposer un petit baiser sur ses lèvres douces, brillantes. J’en ai rien à faire que les profs regardent. On nous a tous mis en garde sur les risques de se faire renvoyer du bal en cas de comportement déplacé.

— On n’a pas le droit de s’embrasser, me souffle-t-elle en s’inclinant en arrière.

— Dans ce cas, allons quelque part où on peut le faire tranquille.

Ma main glisse le long de son dos pour aller se poser sur la rondeur de sa hanche.

— Hé ! Carlos ! hurle Ram en s’approchant de nous avec sa copine. On se tire d’ici. On va se poser dans la maison de mes parents au bord du lac. Vous venez?

Je me tourne vers Kiara. Elle acquiesce.

— Tu es sûre ?

— Oui.

 

Comme il s’est mis à pleuvoir, nous courons jusqu’à la voiture. Je suis celle de Ram et plusieurs autres hors du parking. Une demi-heure plus tard, on quitte la route pour s’engager dans une longue allée conduisant à un petit pavillon au bord d’un lac privé.

— Tu es sûre que ça te va d’être là ? je demande à Kiara. Elle n’a pratiquement pas ouvert la bouche depuis qu’on a quitté le gymnase.

— Oui. Je n’ai pas envie que la soirée s’arrête.

— Moi non plus.

Après ce soir, la réalité reprendra ses droits.

 

Nous emboîtons le pas à trois autres couples vers la maison, au pas de course parce qu’il tombe des cordes maintenant. La maison n’est pas immense, mais la grande baie vitrée donne sur le lac. Je suis sûr qu’on aurait une vue superbe s’il ne faisait pas nuit noire. Pour le moment, on voit juste le rideau de pluie qui tambourine contre les vitres.

Le frigo est plein de canettes de bière.

— Servez-vous, nous dit Ram en en jetant une à chacun. Il y en a d’autres dans le garage si on en veut.

Kiara garde la canette que Ram lui a donnée à la main, sans l’ouvrir.

— Tu vas boire la tienne ? me demande-t-elle.

— Peut-être.

Elle me tend sa paume.

— Donne-moi les clés alors. Je ne veux pas que tu conduises si tu bois, dit-elle à voix basse pour que les autres ne l’entendent pas.

— Au fait, hurle Ram, tous ceux qui boivent ici pioncent ici. C’est le règlement dans la maison.

Je regarde autour de moi. Les autres sont prêts à aller se pieuter, on dirait.

— Attends-moi ici, dis-je à Kiara avant de courir à la voiture chercher le portable que j’ai laissé sur le tableau de bord.

 

Cinq minutes plus tard je suis de retour. En dépit de sa prétendue timidité, Kiara se débrouille comme un chef. Ram l’a branchée sur la question des avantages du diesel, et j’ai envie de brailler : « C’est ma copine ! » Ce n’est pas vraiment le cas. Enfin, ça ne le sera bientôt plus. En attendant, ce soir, elle est à moi. Je la prends à part.

— On va dormir ici, lui dis-je. Je viens d’appeler tes parents. Ils sont d’accord.

— Comment tu t’es débrouillé pour qu’ils acceptent ?

— Je leur ai dit qu’on avait un peu bu. Au final, ils préfèrent qu’on reste ici plutôt qu’on prenne la route.

— Mais je n’avais pas l’intention de boire, moi.

Je lui décoche un sourire espiègle.

— Ce qu’ils ignorent ne les tuera pas, chica.

Pendant que les autres se trouvent des coins tranquilles pour passer la nuit, je m’empare de quelques couvertures que Ram a sorties du placard et j’entraîne Kiara dehors.

— On va où ? me demande-t-elle.

— J’ai repéré une jetée près du lac. Je sais qu’il fait froid et qu’il pleut... mais c’est à l’abri, et tranquille.

J’enlève ma veste et la lui mets sur les épaules.

— Tiens.

Elle glisse les bras dans les manches et la serre autour d’elle. Ça me plaît qu’elle porte ma veste, comme si, en un sens, elle était à moi et à personne d’autre.

 

Elle m’attrape le poignet.

— Attends ! Donne-moi tes clés.

Et merde ! C’est là qu’elle va me dire qu’elle ne m’appartient pas, qu’elle est encore amoureuse de Michael, qu’elle veut partir. Ou qu’elle avait juste envie que je l’accompagne au bal, que je me suis fait des idées. Même si je n’ai bu qu’une seule bière et que je suis encore péniblement sobre, je n’ai aucune envie de la ramener chez elle. Je veux que cette nuit dure aussi longtemps que possible.

— J’ai besoin de mon sac, bredouille-t-elle. Je l’ai laissé dans la voiture.

Oh ! Son sac. Je reste planté là sous la pluie, abasourdi, à regarder cette fille qui me donne envie de me coller à elle et de ne plus jamais la lâcher comme si elle était mon doudou. Ces émotions me font totalement baliser. Sur le chemin du ponton, on fait halte à la voiture. Elle récupère son sac et le serre contre elle quand nous traversons la pelouse.

— Mes talons s’enfoncent, dit-elle.

Je lui confie les couvertures et je la prends dans mes bras.

— Ne me lâche pas, s’exclame-t-elle en tenant les couvertures contre elle tout en se pendant à mon cou comme si sa vie en dépendait.

— Fais-moi confiance.

C’est la deuxième fois que je lui dis ça ce soir. Elle ne devrait pas se fier à moi parce qu’après cette nuit, impossible de dire ce qui va se passer. Mais je n’ai pas envie de penser à demain. Cette soirée va devoir m’aider à tenir le coup toute une vie. Mais ce soir... ce soir elle peut me faire confiance.

 

Je dépose Kiara sur le ponton couvert. Il fait sombre, les nuages cachent la lune. La couverture du dessus est humide. Je me félicite d’en avoir pris plusieurs. J’installe les sèches sur le ponton pour nous faire une couche rembourrée.

Je ne sais pas si on va juste se contenter de dormir.

— Kiara ?

— O-Oui, répond-elle, sa voix faisant écho dans l’obscurité.

— Viens t’allonger près de moi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Kiara

 

 

 

Mon cœur palpite à ces mots et je sens une onde d’excitation monter en moi.

— Il fait n-noir. Je ne vois rien.

— Suis ma voix, chica. Tu ne tomberas pas. Je suis là.

Je tends les bras dans l’obscurité comme un aveugle, frissonnante de nervosité, à moins que ce ne soit à cause de la pluie glaciale. Quand nos mains se rejoignent dans la nuit, Carlos me guide vers les couvertures. Je pose mon sac contenant le préservatif à proximité avant de remonter maladroitement ma robe pour pouvoir m’asseoir, contre lui.

Il m’enveloppe de ses bras musclés, puissants.

— Tu trembles, dit-il en m’attirant contre sa poitrine.

— Je ne-ne peux pas m’en emp-pêcher.

— Tu as froid ? Je peux aller chercher d’autres couvertures si tu...

— Non, ne t’en va pas. Re-re-reste avec moi.

Je lui enlace la taille, me blottissant contre son corps chaud, refusant de le lâcher.

— Je suis juste un peu ner-nerveuse.

Il me caresse les cheveux trempés de pluie.

— Moi aussi, chuchote-t-il.

— Carlos ?

— Oui.

Comme je ne peux pas le voir, je cherche son visage à tâtons. Ma main rencontre sa mâchoire rasée de près.

— Raconte-moi un de tes souvenirs d’enfance. Un bon souvenir.

 

Il met beaucoup de temps avant de répondre. Ne se rappelle-t-il d’aucun événement heureux de l’époque où il vivait à Chicago ?

— Alex et moi, on faisait toujours des bêtises après l’école pendant que maman était au travail. Alex était censé être responsable, mais la dernière chose qu’un gosse de treize ans a envie de faire en rentrant chez lui, c’est ses devoirs. On organisait des concours qu’on appelait les Olympiques Fuentes et on inventait des épreuves totalement ridicules.

— Quoi par exemple ?

— Alex avait eu cette idée stupide qui consistait à découper le haut des collants de mamá et de mettre des balles de tennis dans chaque jambe. Il appelait ça des collants-disques. On les faisait tourbillonner comme des moulins avant de les lancer aussi fort qu’on pouvait. Parfois il fallait les envoyer le plus loin possible, d’autres fois, le plus haut. (Il glousse de rire.) On était tellement cons, on remettait les collants dans le tiroir de maman, persuadés qu’elle ne douterait jamais que c’était nous qui les avions bousillés.

— Elle était sévère avec vous ?

— Disons que ça s’est passé il y a sept ans, et que j’ai encore mal aux fesses.

— Ouille ouille ouille.

— Alex et moi, on passait beaucoup de temps ensemble a l’époque. Un jour, j’avais décidé que je voulais être un pirate. Je suis allé dans la chambre de mamá, j’ai pris son coffret à bijoux et je l’ai enterré dans les bois, près de la maison. C’était presque que du toc et ces épingles à la con qu’elle devait porter au boulot. En rentrant à la maison, j’ai dessiné une carte avec un grand X en rouge indiquant l’endroit où j’avais caché mon trésor, et j’ai dit à Alex d’aller le chercher.

— Il l’a trouvé ?

— Non. (Il ricane.) Et moi non plus.

— Ta mère a dû être furax.

— C’est rien de le dire, chica. Tous les soirs après l’école, j’allais creuser dans les bois pour essayer de retrouver le coffret. Je n’ai jamais pu mettre la main dessus. Le pire, c’est qu’il y avait son alliance dedans... Elle ne la portait jamais parce qu’après la mort de papa, elle ne voulait pas prendre le risque de la perdre.

— Ô mon Dieu ! C’est horrible.

— C’est vrai, mais c’était drôle en même temps. Un jour, je retrouverai ce coffret, à moins que quelqu’un n’ait déjà mis la main dessus. Bon, à ton tour. Qu’est-ce que tu as fait quand tu étais petite pour mettre en rogne le tout-puissant professeur et la reine du thé bio ?

— Une fois j’ai caché les clés de papa pour qu’il ne puisse pas aller au travail.

— Tu n’as pas mieux ?

— Je faisais semblant d’être malade pour pouvoir rester à la maison au lieu d’aller à l’école.

— S’il te plaît ! J’étais le champion de ce genre de truc. Tu n’as pas quelque chose de vraiment costaud ? Sauf si tu as été un modèle de vertu toute ta vie ?

— Quand j’étais fâchée contre mes parents, je mettais du Tabasco sur leur brosse à dents.

— Voilà ! Ça c’est déjà mieux. Sympa !

— Mes parents ne m’ont jamais frappée. Ils ne croient pas à ce genre de punition. Par contre, j’ai eu droit à des tas d’interdictions de sortie durant ma phase rebelle quand j’avais douze ans.

 

 

Carlos éclate de rire.

— Moi, je vis en état de rébellion permanent.

Ses doigts se posent sur mon genou et remontent lentement. Quand ils rencontrent la jarretière, il effleure la dentelle.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Une jarretière. Tu es censé me la retirer et la garder en souvenir. Comme une sorte de trophée, la preuve que tu es allé loin sexuellement avec une fille. C’est ridicule, en fait. Et plutôt dévalorisant quand on y pen-pense.

— Je sais ce que c’est, dit-il d’un ton amusé. Je voulais juste entendre l’explication de ta bouche. (Il la fait lentement glisser le long de ma jambe, en suivant le parcours avec ses lèvres.) Ça me plaît, ajoute-t-il en m’ôtant mes chaussures pour finir de retirer la jarretière.

— Tu es d’humeur rebelle là ?

— Si. Très.

— Tu te rappelles quand je t’ai dit qu’on allait faire des bêtises un de ces jours, toi et moi ?

— Oui.

— Je crois que ce jour est arrivé.

D’une main tremblante, je commence à déboutonner sa chemise. Je l’ouvre et je dépose des petits baisers sur son torse musclé. Ma bouche descend au fur et à mesure que je défais les boutons.

— Tu veux faire des bêtises avec moi, Carlos ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Carlos

 

 

 

Si j’ai envie de faire des bêtises avec elle ? Et comment ! La minute où j’ai posé les yeux sur elle au lycée, j’ai su que j’étais mal barré. La sensation de ses lèvres chaudes et douces sur ma peau est en train de me faire perdre la tête. Je la laisse prendre le contrôle, je me retiens même si mon corps en réclame plus. Brittany m’a dit de réprimer mon ego et mon attitude ce soir. Le problème, c’est que je n’ai aucune maîtrise sur l’un ou l’autre.

Sa langue frôle mon mamelon gauche.

— Je p-peux ? Chuchote-t-elle.

Aucune fille ne m’a fait ça. D’ailleurs, je ne suis pas sûr que j’accepterais qu’une autre me le fasse. Mais je n’ai pas affaire à n’importe quelle fille. C’est Kiara. J’ai dans l’idée qu’elle peut faire ce que bon lui semble à cet instant, et que ça m’ira très bien.

— Oui. C’est super agréable, chica. Je suis impatient de te rendre la pareille.

Je respire avec peine en incitant le reste de mon corps à se calmer pendant que sa bouche émigré vers l’autre côté de ma poitrine.

J’ai besoin de la sentir contre moi. Je n’ai jamais prétendu être un mec patient.

— Hé, je murmure en lui levant le menton. Je l’embrasse doucement, impatient qu’elle s’allonge contre moi. À mon tour !

J’écarte ma veste de ses épaules et je la jette au loin. Mes doigts s’acheminent vers la fermeture Éclair dans son dos. À mesure que je la fais glisser, exposant une peau que j’aimerais voir mais que je dois me contenter d’imaginer, Kiara déboutonne mon pantalon et plonge sa main à l’intérieur pour me caresser à travers mon boxer.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Désolée, s’excuse-t-elle en retirant prestement sa main. J’avais be-besoin de faire quel-quelque chose avec mes mains et je voulais savoir si ça t’excitait.

J’éclate de rire, lui laissant tout loisir de trouver la réponse.

— Alors, à ton avis ? je demande, amusé.

— Tu es excité, ça ne fait pas de doute.

— Faut quand même que je te dise... (Je lui prends la main un instant avant de la reposer où elle était.) Rien que de penser à toi, ça marche.

Je perçois son sourire, même sans le voir. J’imagine les longs cils encadrant ses yeux changeants qui ont dû prendre une teinte gris clair.

 

Je fais glisser sa robe de ses épaules jusqu’à ce que je lui aie ôtée complètement.

— À ton tour, chuchote-t-elle en s’écartant prestement alors que je m’apprête à la caresser.

J’enlève tout sauf mon boxer puis je l’attire sous les couvertures avec moi.

— Tu as froid ?

Elle tremble un peu tandis que ses doigts effleurent mon visage comme si elle cherchait à mémoriser mes traits.

— Non.

Je me penche sur elle pour l’embrasser.

— Donne-moi tes microbes, dis-je, me moquant de la remarque de Brandon à propos du baiser.

— Seulement si tu me donnes les tiens, répond-elle, sa bouche contre la mienne.

Elle entrouvre les lèvres et nos langues se mélangent délicieusement, m’excitant encore plus, si tant est que ce soit possible.

 

Nos corps se mettent à osciller à l’unisson, pressés l’un contre l’autre, pendant ce qui me paraît une éternité. Je glisse une main dans sa culotte, la caressant pendant qu’elle-même m’enveloppe des deux mains.

— J’ai apporté un préservatif, dis-je quand elle commence à faire descendre sa culotte.

On a chaud tous les deux, on est en nage, et je n’y tiens plus.

— Moi aussi, chuchote-t-elle dans mon cou. Mais on ne pourra peut-être pas l’utiliser.

— Pourquoi pas ?

Je m’attends qu’elle dise que c’était une erreur, qu’elle n’avait pas l’intention de me mettre dans tous mes états pour m’annoncer au final que je ne suis pas digne de lui prendre sa virginité.

Elle s’éclaircit la voix.

— Ça dép-dépend si tu es allergique au latex ou pas.

— Au latex ?

On ne m’a jamais posé la question. Peut-être parce que toutes les autres filles avec qui j’ai été supposaient que j’apporterais des capotes, ou que je ne me protégerais pas.

— Je n’ai aucune allergie, chica.

— Tant mieux, dit-elle en plongeant la main dans son sac pour en sortir un préservatif. Tu veux que je te le mette ?

Je ne vois pas son sourire en coin, mais je le devine. Ce n’est pas moi qui suis vierge. Pourtant ce soir, j’ai eu droit à une succession de grandes premières.

— Tu es sûre de savoir faire ? J’entends l’enveloppe se déchirer.

— Tu me défies là ? Chuchote-t-elle, puis, se penchant vers moi, sa bouche à nouveau contre la mienne, elle ajoute : ô, Carlos. Tu sais bien que je suis incapable de résister à un défi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 KIARA

 

 

 

— Réveille-toi, chica. La voix de Carlos, la caresse de ses doigts sur mon épaule me tirent de mon sommeil. Nos jambes sont entremêlées, ma tête repose au creux de son bras, et le souvenir de nos ébats quelques heures plus tôt fait ressurgir des sentiments doux-amers.

J’ouvre les yeux. Il fait encore nuit, et nous sommes nus comme des vers sous les couvertures.

— Salut, je chuchote d’une voix faible.

— Salut. Il faut qu’on y aille, Kiara.

— Pourquoi ? On ne peut pas rester encore un peu ?

Il se racle la gorge et s’écarte de moi, son mouvement provoquant un souffle d’air froid sur ma peau.

— J’ai oublié que je devais rapporter la voiture à Alex ce soir.

— Oh ! Fais-je bêtement. D’accord.

À l’évidence, il panique et regrette ce qu’on a fait. J’ai compris. Je ne sais pas ce qui a provoqué ça à l’instant, mais j’ai compris.

— Habille-toi, dit-il sans la moindre émotion dans la voix.

Une fois qu’on est tous les deux habillés, il me tend sa veste.

— Pas la peine, dis-je. J’ai mon imper.

— Tu l’as laissé dans la voiture. Mets ça. Ça te protégera de la pluie.

— Je n’en ai pas besoin.

Je m’élance sous la pluie, pieds nus. J’ai besoin de son amour. De son honnêteté. Sa veste n’était qu’une protection superficielle. Elle est complètement trempée de toute façon.

Une fois que Carlos a fourré les couvertures dans le coffre en marmonnant quelque chose à propos d’une laverie, on se met en route à travers les rues sombres, désertes. En silence. On entend juste la pluie qui tambourine sur le toit. J’aimerais qu’elle ne me fasse pas autant penser aux larmes.

— Tu es fâché contre moi ?

J’enfile mon imper pour qu’il ne voie pas mes bras trembler.

— Non.

— Alors arrête de faire la tête. C’était merveilleux pour moi ce soir. Ne gâche pas tout, s’il te plaît.

 

 

 

Il s’engage bientôt dans l’allée de chez nous et se gare près de ma voiture. Il tombe des trombes maintenant.

— Attends quelques minutes, que ça se calme, dit-il pendant que je récupère mes chaussures et mon sac.

— Comment vas-tu rentrer quand tu auras déposé la voiture ?

— Je vais dormir chez mon frère.

Je suis des yeux les gouttelettes de pluie qui tracent des sillons sur le pare-brise avant de se volatiliser. Il va falloir que j’y aille sans tarder si je veux éviter de craquer lamentablement.

— Juste pour que tu saches, je ne regrette pas ce soir. Vraiment pas.

Il se tourne vers moi. Les lumières du dehors éclairent son beau visage aux traits puissants.

— Écoute. J’ai besoin de réfléchir. Tout est tellement...

J’achève sa phrase.

— Compliqué. Laisse-moi te fa-fa-faciliter la tâche. Je ne suis pas bête au point de penser que la situation a changé parce-parce qu’on a couché ensemble. Tu as été on-on ne peut plus clair depuis le début en me disant que tu ne voulais pas de copine. Voilà, j’ai tout simplifié. Tu es libre et sans attaches.

— Kiara...

 

Je ne supporterais pas de l’entendre m’expliquer qu’on a commis une erreur ce soir alors que je viens de le dédouaner. Je sors précipitamment de la voiture, mais au lieu de courir vers la porte d’entrée, je m’engouffre dans ma vieille guimbarde. J’ai besoin d’être dans un endroit où je peux réfléchir, et pleurer sans que personne m’entende. Ma voiture sera mon sanctuaire. Si seulement Carlos voulait bien démarrer, que je puisse pleurer tout mon soûl.

Mais il descend sa vitre et me fait signe de l’imiter. Il essaie de me dire quelque chose, mais sa voix porte à peine dans le vacarme du déluge qui s’abat. Je me penche par la fenêtre.

— Qu’est-ce que tu dis ?

Il se penche à son tour, me rejoignant à mi-chemin. On est trempés tous les deux, mais on s’en fiche.

— Ne prends pas la fuite quand j’ai besoin de te dire quelque chose d’important.

— Quoi ?

J’espère qu’il n’a pas remarqué les larmes qui se mêlent aux gouttes de pluie sur mes joues.

— Ce soir... pour moi aussi, c’était merveilleux. Tu as bouleversé mon univers. Je suis en train de tomber amoureux de toi, chica, et ça me fout les boules. J’ai balisé toute la soirée parce que je le savais. J’ai essayé de le nier, de te faire croire que c’était bidon entre nous, mais c’était un mensonge. Je t’aime, Kiara, dit-il avant de tendre le cou pour m’embrasser.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Carlos

 

 

 

— Qu’est-ce que tu fous là ? demande Alex en me voyant débarquer chez lui à cinq heures du matin.

— Je reviens m’installer ici, dis-je en me frayant un passage à côté de lui. Jusqu’à ce que Keno et moi, on fiche le camp à la fin du mois en tout cas.

— Tu es censé être chez les Westford.

— Je ne peux plus habiter là-bas.

— Pourquoi pas ?

— J’espérais que tu ne me poserais pas la question.

— Tu as fait un truc illégal ? demande-t-il en faisant la grimace.

Je hausse les épaules.

— Dans certains États ça pourrait. Écoute, Alex, je n’ai pas d’autre endroit où aller. Je peux toujours aller vivre dans la rue avec les autres gamins que leur frangin a fichus à la porte...

— Arrête tes conneries, Carlos. Tu sais très bien que tu ne peux pas vivre ici. Le juge te l’a interdit.

Juge ou pas, je ne peux pas profiter de Westford. Il fait partie de ces gens bons qui, pour moi, n’existaient que dans les films.

— J’ai sauté la fille du prof, je marmonne. Alors, je peux rester ici ou pas ?

— S’il te plaît, dis-moi que tu plaisantes.

— Impossible. C’était le bal de début d’année, Alex. Et avant que tu me fasses un sermon sur le bien et le mal, rappelle-toi que la première fois que tu as couché avec Brittany, c’était à cause d’un pari. Vous avez fait ça par terre dans le garage de notre cousin. Le jour d’Halloween, en plus !

Alex se frotte les tempes.

— Tu ne sais rien à propos de cette nuit-là, Carlos, alors ne fais pas semblant d’être au courant. (Il s’assoit sur son lit et prend sa tête entre ses mains.) Pardon de te poser la question, mais faut que je sache... Tu as utilisé un préservatif ?

— Je ne suis pas complètement idiot.

Il relève les yeux, les sourcils froncés.

— Je reconnais que je suis un peu con, mais tout de même. On avait une capote.

— Tu n’as pas foiré sur toute la ligne au moins. Tu peux rester ici ce soir.

Il sort des couvertures et un oreiller du placard après quoi il retourne s’allonger sur le matelas pneumatique, si bien que je dois dormir par terre. Dix minutes plus tard, les lumières éteintes, tandis que je fixe les ombres au plafond, je brise le silence :

— Quand es-tu tombé amoureux de Brittany ? Tu l’as su depuis le début ou bien est-ce qu’il s’est passé un truc particulier ?

Comme il ne répond pas tout de suite, j’en conclus qu’il dort. Puis je l’entends pousser un long soupir.

— C’était pendant le cours de chimie de madame Peterson... Quand elle m’a dit qu’elle me détestait. Arrête de jacasser maintenant et dors.

Je me tourne sur le côté et je repasse toute la soirée dans ma tête en commençant par le moment où j’ai vu Kiara dans sa robe noire. Cette vision m’avait coupé le souffle, littéralement.

— Alex ?

— Qu’est-ce qu’il y a encore ?

— Je lui ai dit que je l’aimais.

— C’était sincère ?

Je ne plaisantais pas quand j’ai dit à Kiara qu’elle avait mis mon monde sens dessus dessous. Quel genre de fille porte des vêtements baggy tous les jours, a un meilleur pote qui est gay, bégaie quand elle perd ses moyens, colle l’horaire des douches sur la glace de la salle de bains, fabrique des cookies à aimants rien que pour me foutre en rogne, bricole sur des bagnoles comme un mec et trouve que c’est un défi de mettre un préservatif à un garçon ? Elle est cinglée, en fait quand j’y pense.

— Je suis dans la merde jusqu’au cou, Alex. Je rêve de me réveiller tous les matins à côté d’elle.

— Tu as raison, Carlos. Tu es dans la merde.

— Comment je vais faire pour me sortir de cette histoire avec Devlin ?

— Je n’en sais rien. Je ne suis pas plus renseigné que toi sur la question à ce stade, mais j’ai une petite idée sur la personne à qui on peut s’adresser pour régler ça.

— Qui ça ?

— Je te le dirai demain matin. En attendant, boucle-la. Laisse-moi dormir.

 

À cet instant, mon portable s’ébranle, les vibrations retentissant bruyamment dans le petit appartement.

— Putain ! Qui peut bien t’appeler à une heure pareille ? proteste Alex. Devlin ?

Après avoir lu le message, j’éclate de rire.

— Non. C’est un texto de ton ex-copine.

Alex se relève d’un bond et m’arrache le téléphone des mains.

— Qu’est-ce qu’elle dit ? Pourquoi est-ce qu’elle t’écrit ?

— Calme-toi, frérot. Elle tenait à savoir comment ma soirée s’est passée. Je lui ai envoyé un SMS avant de venir ici. Je ne pensais pas qu’elle répondrait tout de suite.

— Elle veut savoir si je suis aussi malheureux qu’elle, constate Alex en lisant le message à son tour.

 

La lueur de l’écran se reflétant sur son visage révèle tout. Il est toujours désespérément, abjectement amoureux de Brittany. Je me paierais sa tête si je ne pensais pas avoir eu la même expression quand je me suis réveillé avec le corps de Kiara pressé contre le mien et que j’ai pris conscience que je préférerais mourir plutôt que de vivre un jour de plus sans elle. Ça ne fait pas très longtemps que je la connais, mais rien qu’à la regarder, je sens qu’on est faits l’un pour l’autre. Il y a des gens qui trouveraient peut-être ça bizarre, mais moi je comprends très bien.

— Eh, Alex, renvoie-lui donc un message en lui disant que tu es super mal et prêt à tout pour la récupérer... même si ça t’oblige à dîner avec ses parents et à baiser ses pieds blanc perle pendant les soixante-dix prochaines années.

— Qu’est-ce que tu sais des relations, ou des pieds blanc perle ? Laisse tomber. Je ne veux pas connaître la réponse à cette question.

Il se dirige vers la salle de bains et ferme la porte derrière lui.

Vu qu’il n’est plus dans la chambre, autant que je profite de son lit. Il va passer un bout de temps à côté à envoyer des SMS à son ex-copine, jusqu’à ce qu’elle redevienne sa copine. Au fond, j’ai bien fait d’adresser un message à Brittany avant de venir, sachant qu’elle était probablement réveillée et aussi malheureuse que mon frère.

 

Sur le ponton, quand j’ai caressé les longs cheveux de Kiara pendant qu’elle s’endormait dans mes bras, une peur paralysante m’a envahi. Je me suis rendu compte que ce que j’avais vécu avec Destiny n’avait rien à voir avec ce que j’éprouve pour Kiara. Ça m’a terrifié, j’ai paniqué. J’ai ressenti le besoin de prendre mes distances pour digérer tout ça. Tant que je suis près d’elle, je fantasme sur un avenir avec elle au lieu de me concentrer sur la réalité - à savoir que je vais quitter le Colorado à la fin du mois. Comme dirait Keno, il n’y a pas vraiment d’autre solution.

Alex me secoue comme un dingue.

— Lève-toi.

— J’ai besoin de dormir encore quelques heures.

— Pas possible. Il est déjà midi. Et tu as reçu un message.

 

Brittany encore. Ils feraient mieux de se remettre ensemble. Ça me ferait un souci en moins.

— Je t’ai dit de lui envoyer un texto et de lui dire que tu étais prêt à tout pour la récupérer.

— Ce n’est pas un message de Brit. J’ouvre un œil.

— Kiara ?

Il hausse les épaules.

— Tu en as reçu un d’elle, effectivement.

Je me redresse tellement vite que le sang me monte brutalement à la tête.

— Qu’est-ce qu’elle voulait ?

— Savoir si tu allais bien. J’ai répondu à ta place, que tu avais dormi ici et que tu dormais encore. Mais tu as eu un message de Devlin. Il veut te voir ce soir.

 

Je me frotte la nuque pour évacuer la tension.

— Bon ben, nous y voilà ! Inutile de se leurrer. Il ne m’a pas oublié. Il s’est donné beaucoup de mal pour me recruter. Je ne vois pas comment je peux m’en sortir.

— Il y a toujours un moyen de s’en tirer, me répond Alex en me jetant une serviette. Prends une douche. Habille-toi. Tu n’as qu’à m’emprunter des fringues. Grouille-toi. Le temps presse.

Un peu plus tard, il me conduit sur le campus de Boulder. Je le suis dans un des bâtiments, et me fige quand nous nous arrêtons devant une porte marquée RICHARD WESTFORD, PROFESSEUR DE PSYCHOLOGIE.

— Qu’est-ce qu’on fait là ?

— Il peut nous aider, m’assure Alex avant de frapper.

— Entrez. (Westford lève les yeux.) Salut, les garçons. Vous vous êtes bien amusés, Kiara et toi, si je comprends bien, Carlos. Colleen m’a dit qu’elle dormait encore ce matin quand je suis parti de la maison. Je n’ai pas pu lui demander comment ça s’était passé.

— C’était super, je marmonne. Kiara est...

— Un phénomène, je sais. On ne s’ennuie jamais avec elle.

— J’allais dire merveilleuse. Votre fille est merveilleuse.

— Je n’y suis pas pour grand-chose, à vrai dire. Colleen a formidablement bien élevé nos enfants. Kiara a juste besoin de sortir un peu de sa coquille. C’était gentil à toi de l’emmener au bal. Elle t’en est très reconnaissante, je le sais. Bon, en attendant, je suis sûr qu’Alex n’a pas sollicité cet entretien pour qu’on parle de la pluie et du beau temps. Qu’est-ce qui vous amène ?

— Répète-lui ce que tu m’as dit, ordonne Alex.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est un homme de terrain.

Je jette un coup d’œil au crâne dégarni de Westford. Un homme de terrain, tu parles ! Autrefois peut-être, mais plus maintenant. C’est un psy désormais, et non plus un soldat.

— Vas-y, insiste Alex d’un ton agacé.

Je n’ai pas d’autre alternative. Autant cracher le morceau. Westford trouvera peut-être une solution à laquelle je n’ai pas pensé. Ça m’étonnerait, mais ça vaut le coup d’essayer.

— Vous vous rappelez quand je me suis fait tabasser et que je vous ai dit qu’on m’avait agressé près du centre commercial ?

Il hoche la tête.

— J’ai menti. En fait... (Je me tourne vers Alex qui m’exhorte à continuer.) Je me suis fait embrigader par un certain Devlin.

— Je sais qui c’est, m’interrompt le professeur. Je ne l’ai jamais rencontré, mais j’ai entendu parler de lui. C’est un dealer. (Il plisse les yeux et j’entrevois l’homme coriace qu’il doit encore être au fond de lui.) Tu as intérêt à ne pas faire affaire avec ce gars-là.

— Tout le problème est là. Soit je vends sa camelote, soit il me tue. À ce stade, je préférerais dealer plutôt que mourir.

— Tu ne feras ni l’un ni l’autre.

— Devlin est un homme d’affaires. La seule chose qui l’intéresse, c’est le fric.

— Le fric, hein ?

Westford s’incline en arrière sur sa chaise, faisant fonctionner ses méninges à plein régime. La chaise bascule tellement loin qu’il est obligé de se raccrocher à son bureau pour ne pas se casser la figure. Super coriace, le mec !

— Des suggestions ? demande Alex. On n’a plus d’idées.

Westford dresse l’index.

— Je peux peut-être faire quelque chose pour vous. Quand dois-tu le rencontrer ?

— Ce soir.

— Je viens avec toi.

— Moi aussi, renchérit Alex.

— Génial ! On va organiser notre propre petit gang de renegados. (Je ricane.) On ne peut pas aller trouver Devlincomme ça.

— Attends un peu, tu verras. Quoi qu’il faille faire, on te sortira de là.

Il plaisante ou quoi ? Ce n’est pas mon père. Il devrait me considérer comme un fardeau, un boulet, qui ne vaut pas le coup qu’on se batte pour lui.

— Pourquoi vous faites ça ?

— Parce que ma famille tient à toi. Écoute, Carlos, je crois que le moment est venu que je te parle un peu de mon passé, histoire que tu saches à qui tu as affaire.

Je suis impatient de l’entendre.

Je m’adosse à ma chaise, me préparant à un long récit larmoyant à propos de méchants darons refusant de lui acheter le jouet qu’il avait demandé pour ses six ans. Ou du gamin du lycée qui lui a cassé la gueule pour lui piquer son goûter. À moins qu’il n’en ait voulu à ses parents de lui avoir acheté une voiture d’occasion au lieu d’une neuve pour ses seize ans. S’attend-il vraiment que je le plaigne ? Au rayon du mélodrame, je le bats haut la main.

Il s’agite, mal à l’aise, sur sa chaise, pousse un gros soupir.

— Mes parents et mon frère sont morts dans un accident de voiture quand j’avais onze ans. (La vache ! Je ne m’attendais pas à ça.) On rentrait à la maison un soir, il neigeait. Mon père a perdu le contrôle du véhicule.

Une minute !

— Vous étiez dans la voiture vous aussi.

Il hoche la tête.

— Je me rappelle qu’il a fait une embardée et puis la voiture s’est mise à tourbillonner. (Il hésite.) Ensuite un camion nous a percutés. J’entends encore les cris de ma mère quand elle a vu les gros phares se diriger droit sur nous, je revois les yeux de mon frère m’implorant comme si je pouvais faire quelque chose.

Il s’éclaircit la voix, déglutit, et mon cynisme à la pensée de gagner ce « concours de l’enfance la plus malheureuse » se dissipe à vitesse grand V.

— Après le choc, quand mon corps a cessé de trembler comme une poupée de chiffon, j’ai ouvert les yeux et j’ai vu du sang partout dans la voiture. Je ne savais même pas si c’était le mien, celui de mes parents ou de mon frère. (Son regard est devenu vitreux, mais il ne verse pas une larme.) Mon frère était en morceaux, Carlos. J’avais l’impression que j’allais mourir si je bougeais, tellement j’avais mal, mais il fallait que je le sauve. Que je les sauve tous. J’ai essayé d’arrêter le sang qui coulait de la blessure de mon frère sur son flanc aussi longtemps que j’ai pu. Du sang chaud. J’en avais plein les mains. Les ambulanciers ont dû m’arracher à lui. Je ne voulais pas le lâcher. Je ne voulais pas le laisser mourir. Il avait sept ans. Un an de plus que Brandon.

— Ils sont tous morts, sauf vous ? Il hoche la tête.

— Je n’avais pas d’autre famille pour m’offrir un toit. J’ai passé les sept années suivantes de famille d’accueil en famille d’accueil. (Il plonge son regard dans le mien.) En fait, je me suis fait renvoyer presque chaque fois.

— À cause de quoi ?

— Tout ce que tu peux imaginer. Bagarres, drogues, fugues... En gros, j’avais besoin d’être compris, guidé, mais personne n’avait le temps ni l’envie de me remettre sur la bonne voie. Pour finir, à dix-huit ans, on m’a lâché dans la nature. Je me suis retrouvé à Boulder où je suis tombé sur des tas de gamins comme moi. Mais vivre dans la rue, ce n’est pas folichon. J’étais seul, je n’avais pas d’argent. Un jour que je mendiais dans la rue, un homme m’a lancé d’un ton railleur : « Ta mère sait-elle où tu es et ce que tu fais de ta vie ? » Ça m’a fait réfléchir. Si ma mère me regardait de là-haut, elle serait folle de rage en voyant que je ne fais rien pour m’en sortir. Je me suis rendu compte aussi que j’aurais beau me battre, ça ne me rendrait pas ma famille. Toutes les drogues du monde n’effaceraient pas le regard de mon frère me suppliant de l’aider. Je ne pourrais jamais fuir cette image. Fuir ne ferait qu’aggraver les choses. J’ai focalisé toute cette énergie sur l’armée.

— Je ne veux pas que vous risquiez votre vie pour moi, professeur. C’est déjà assez grave comme ça que je veuille sortir avec votre fille.

— On parlera de ça une autre fois. Concentrons-nous sur le problème qui nous préoccupe maintenant. À quelle heure es-tu censé rencontrer ce Devlin ? achève Westford d’un ton déterminé.

 

Nous nous mettons d’accord pour nous retrouver à sept heures et organiser un plan. Quel plan ? Je n’en ai pas l’ombre d’une idée. J’espère que d’ici sept heures ce soir, Westford l’aura déterminé. Pour tout dire, je me sens soulagé de confier enfin mon sort à quelqu’un en qui j’ai confiance.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Kiara

 

 

 

Lundi matin, maman a décidé de préparer des pancakes pour le petit déjeuner.

— Qu’est-ce que tu fais encore à la maison à cette heure-ci ?

— Mes employés vont se charger de l’ouverture, répond-elle en me gratinant d’un sourire, ce doux sourire qui me faisait toujours un bien fou quand j’étais coincée à la maison, petite fille, parce que j’étais malade. C’est sympa d’être là pour une fois quand Brandon et toi partez à l’école.

— Avez-vous parlé avec Carlos, papa ou toi ?

Ça doit faire cent fois que je pose la question depuis hier. Mes parents ont tous les deux un drôle de comportement depuis que papa est rentré du travail hier. À son retour, ils se sont enfermés des heures dans son bureau. Ils ont l’air sur les nerfs depuis, et je n’arrive pas à savoir pourquoi.

Carlos m’a dit qu’il allait dormir chez Alex l’autre soir, juste avant de m’avouer qu’il m’aimait. J’aimerais qu’il soit là pour m’assurer que tout ira bien entre nous, mais je sais qu’il avait besoin de prendre ses distances pour réfléchir.

Le problème, c’est que je n’ai pas apaisé sa plus grande crainte. Il faut qu’il sache que je ne vais pas le laisser tomber, ni renoncer à nous. J’aurais bien aimé pouvoir lui parler ce matin avant les cours, mais il n’a pas réapparu depuis qu’il m’a déposée dimanche à l’aube.

Je regarde maman remuer vigoureusement sa pâte à crêpes.

— Je ne sais que te dire.

— Comment ça ?

— Je ne veux pas en parler.

Je m’approche d’elle et pose une main sur son bras, interrompant son malaxage.

— Que se passe-t-il, maman ? Il faut que tu m’expliques. (J’avale ma salive avec peine.) Je refuse de baisser les bras et laisser le garçon que j’aime vivre une vie d’enfer parce qu’il m’aime en retour. Ça ne vaut pas le coup. Je suis prête à rompre avec lui si ça peut le rendre heureux. J’ai besoin de savoir, maman.

Elle se tourne vers moi, et je vois que les larmes brouillent son regard. Il se passe quelque chose, ça ne fait aucun doute.

— Ton père dit qu’il a la situation en main. Je lui fais confiance depuis vingt ans. Je ne vais pas arrêter maintenant.

— Cela a-t-il quelque chose à voir avec Carlos ? Avec le fait qu’il se soit fait tabasser ? Est-il en danger ?

 

 

Maman prend mon visage entre ses mains.

— Va à l’école, ma chérie. Je suis un peu tendue ce matin, excuse-moi. Ça va passer.

— Qu’est-ce qui va passer, maman ? Je commence à paniquer maintenant. Dis-le-moi.

Elle recule un peu, se demandant manifestement quelles seraient les conséquences si elle se décidait à me révéler le secret qu’elle détient.

— Ton père dit qu’il s’en occupe. Hier, il a eu une longue conversation avec Tom et David, ses copains de l’armée qui travaillent pour la brigade des stupéfiants.

— J’ai mal au cœur.

— Ça va aller, Kiara. Va te préparer pour l’école et ne dis pas un mot de tout ça à qui que ce soit.

— Le petit déjeuner est prêt ? S’enquiert Brandon en entrant dans la cuisine.

Maman se remet à remuer sa mixture.

— Presque. J’ai fait des pancakes à la farine complète.

Brandon fait sa fameuse moue à laquelle personne dans la famille ne peut résister. Gardera-t-il toujours cette expression ? Connaissant mon frère, je suis sûre qu’à cinquante ans, il en tirera encore parti.

— Tu peux mettre des pépites en chocolat dedans ? S’il te plaît !

Maman soupire avant de déposer un baiser sur sa joue rebondie.

— D’accord, mais va mettre tes chaussures pour que tu ne sois pas en retard pour le bus.

Pendant qu’elle verse une première louche de pâte dans la poêle bouillante, je me glisse dans le bureau de papa. Je sais que c’est mal, ça ne se fait pas, mais je m’installe à sa table et je parcours l’historique de navigation sur son ordinateur. Sur Internet d’abord, puis dans ses dossiers. S’il y a le moindre indice sur ce qui se passe, il faut que je le sache. Et comme personne ne me dit rien, je n’ai pas d’autre solution que de mener mon enquête moi-même.

 

Malheureusement pour papa, heureusement pour moi, il n’a rien effacé. En faisant apparaître toutes les pages qu’il a ouvertes au cours des dernières vingt-quatre heures, je tombe sur une lettre qu’il a écrite à son patron, proposant un nouveau programme, un projet d’examen pour sa classe en cours d’élaboration ainsi qu’un tableau rempli de chiffres.

Je l’examine avec attention. C’est de la finance... un relevé bancaire. Le dernier mouvement date d’aujourd’hui : un retrait de cinquante mille dollars, laissant un solde de cinq mille. Un seul mot pour définir ce prélèvement : Liquide.

 

Mon père a sorti cinquante mille dollars de son compte aujourd’hui. C’est lié à Carlos, j’en suis convaincue.

— Kiara, les pancakes sont prêts ! crie maman de la cuisine.

Il est clair qu’elle ne me dira pas pourquoi mon père a prélevé cette somme colossale de leur compte. Je fais l’innocente et je mange mes crêpes en scotchant un sourire insouciant sur mon visage.

Dès qu’on a fini le petit déjeuner, maman s’empresse de conduire Brandon à l’arrêt de bus. J’en profite pour retourner fissa sur l’ordi de papa parce qu’une autre idée m’est venue à l’esprit : je vais sur le site de cartes dont il se sert d’ordinaire et je clique sur les dernières recherches.

Comme je m’y attendais, les deux dernières correspondent à des adresses inconnues. La première, près d’Eldorado Springs, l’autre à Brush, une bourgade située à une heure et demie de chez nous en voiture. Je sais qu’il y a beaucoup de problèmes de drogue là-bas, et mon cœur sombre dans ma poitrine. Qu’est-ce qui se passe, à la fin ? Je note rapidement les adresses, j’éteins l’ordinateur et voyant maman revenir, je reprends mon air innocent.

En ouvrant mon casier à mon arrivée à l’école, j’y trouve deux roses posées sur mes bouquins, une rouge et une jaune, liées ensemble par un chapelet noir et accompagnées d’un petit mot. Un cadeau de Carlos. Ça ne fait aucun doute dans mon esprit. Agenouillée devant mon casier, je lis le message griffonné sur une feuille de papier arrachée à un carnet.

 

 

 

K

 

La fleuriste m’a dit que le jaune était un signe d’amitié, et le rouge d’amour. Le chapelet est la seule chose de valeur que je possède. Il est à toi. Je suis à toi.

C

 

 

— C’est bien Kiara Westford ? s’exclame Tuck en approchant derrière moi. La fille qui ne me rappelle jamais ?

Je serre mes trésors contre ma poitrine.

— Salut. Désolée. C’est la folie en ce moment.

— Qu’est-ce que tu tiens ? demande-t-il en fronçant les sourcils.

— Des trucs.

— Ça vient de ton étalon mexicain ?

Je baisse les yeux sur les magnifiques roses.

 

— Il a des pro-pro-problèmes, Tuck. Mon père est avec lui, et maman est toute bizarre. Il faut que je les aide, mais je ne sais pas comment. On ne peut pas me laisser dans l’ignorance alors qu’ils sont tous en danger. Je me sens tellement inutile. Je ne sais pas qu-qu-quoi faire.

Je ne m’en rends pas compte tout de suite, mais je suis en train de frotter les perles du chapelet entre mes doigts. Tuck m’entraîne dans une salle de classe vide.

— Quel genre de problèmes ? Arrête de trembler comme ça. Tu me fais peur.

— Je ne p-peux pas m’en empêcher. Je crois que ça a quelque chose à voir avec des dealers. Je balise à mort. Papa se prend pour Rambo. Il pense qu’il peut tout arranger. Il se peut que la brigade des stupéfiants soit impliquée aussi. J’ai l’impression que Carlos est dans la merde jusqu’au cou, Tuck. Je ne sais même pas qui est le dealer en question, sauf qu’après la baston, Carlos m’a parlé d’un certain Diable, El Diablo en espagnol.

— El Diablo ? (Tuck secoue la tête.) Ça ne me dit rien. Tu sais à qui tu devrais parler de ça ?

— À qui ?

— À Ram Garcia. Sa mère travaille pour la brigade. Elle est venue nous faire un speech à propos de son boulot en classe il y a un bout de temps de ça.

Je l’embrasse sur la joue.

— Tu es un génie, Tuck ! Je lance avant de partir à la recherche de Ram.

Une demi-heure plus tard, je suis devant madame Garcia, la maman de Ram, en costume pantalon bleu marine, chemisier blanc. Le look parfait d’un agent de la brigade. Dès que Ram m’a donné son numéro, j’ai filé dans ma voiture pour l’appeler. Je lui ai raconté tout ce que je savais. C’est la première fois de ma vie que je sèche les cours. En même temps, je n’ai jamais eu à me ronger les sangs pour Carlos et mon père auparavant.

Elle vient de raccrocher après avoir parlé à maman.

— Elle arrive, me dit-elle. Mais il va falloir que tu restes ici quelques heures. Je ne peux pas te laisser sortir de cet immeuble.

— Je ne comprends pas. Pourquoi ?

— Parce que tu connais l’adresse à Brush. Cette information pourrait mettre des tas de gens en péril.

Elle soupire, puis se penche au-dessus de son bureau couvert de piles de dossiers.

— Pour dire les choses crûment, Kiara, ton père, Carlos et Alex sont tombés sur une affaire sur laquelle nous travaillons depuis des mois.

— S’il vous plaît, dites-moi qu’ils ne sont pas en danger, je la supplie, le cœur battant.

— Nous avons informé nos agents infiltrés dans le gang que ton père et les frères Fuentes devaient être protégés. Ils sont aussi en sécurité qu’on peut l’être quand une descente antidrogues est sur le point d’avoir lieu, d’autant plus que ton père prendra toutes les mesures nécessaires.

— Comment le savez-vous ?

— Il a déjà collaboré avec nous en qualité de profiler, et lors d’opérations clandestines. Il a caché l’opération en cours à Carlos et Alex pour leur protection. Moins ils en savent, mieux c’est.

Quoi ? Mon père travaille pour la brigade ? Depuis combien de temps ? Il ne nous en a jamais parlé. Jamais je n’aurais imaginé qu’il puisse travailler en secret pour la DEA. Tout ce que je savais, c’est qu’il avait des amis à l’armée avec lesquels il est resté en contact et qui travaillaient pour la brigade.

Ma perplexité doit se lire sur mon visage parce que madame Garcia se lève et vient s’accroupir près de moi.

— Ton père a pris part à d’importantes missions de combat avec certains de nos agents. Il est très respecté, il sait ce qu’il fait. (Elle jette un coup d’œil à sa montre.) Tout ce que je peux te dire, c’est que nous les maintenons sous une surveillance constante, et que nos agents infiltrés sont hautement entraînés.

— Ça m’est égal qu’ils soient hautement entraînés.

Mes yeux se remplissent de larmes. Je pense à tout ce que je voulais dire à Carlos et que j’ai gardé pour moi, à toutes les fois où j’aurais dû dire à mon père que je l’aimais.

— Je veux avoir la garantie absolue qu’ils ne risquent rien.

Madame Garcia me tapote le genou.

— Malheureusement, ce genre de garanties-là n’existe pas dans la vie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Carlos

 

 

 

Je me tourne vers mon frère dont les jointures sont toutes blanches à force de serrer le volant. Le professeur a passé toute la journée à envisager différents scénarios, au cas où Devlin, ou un de ses hommes, déciderait de ne pas tenir parole et de nous tirer dessus.

En arrivant hier soir chez Alex où nous avions rendez-vous, Westford portait un col roulé noir et un pantalon sombre, comme s’il se prenait pour Zorro. J’ai l’impression que le pauvre a la nostalgie des opérations militaires clandestines auxquelles il a participé jadis. Il avait l’air tout excité.

Ne me demandez pas ce qui lui a pris de passer un accord avec Devlin. Je me suis engueulé avec lui pendant une heure en lui disant qu’il était hors de question qu’il claque des dizaines de milliers de dollars de ses économies pour me sortir de ce merdier. J’en avais mal à la gorge à force, mais il n’a rien voulu entendre. Il a dit qu’il négocierait avec El Diablo, avec ou sans mon consentement.

Avant qu’il mette son projet à exécution, on a eu une longue discussion. Il était disposé à proposer d’acheter Devlin pour la somme qu’il faudrait... à une condition.

Que je m’engage dans l’armée ou que je fasse des études universitaires.

C’était à prendre ou à laisser. Le professeur voulait bien se délester d’un paquet de fric pour me libérer des chaînes de Devlin, mais pas sans contrepartie. C’est de l’esclavage, je lui ai dit cet après-midi pendant qu’on étudiait le plan en détail.

— Arrête de dire des conneries, Carlos. Tu marches ou pas ?

On a échangé une poignée de main et, à ma grande surprise, il m’a pris dans ses bras en me disant qu’il était fier de moi. Ça fait bizarre qu’un type qui sait qui je suis, et ce que j’ai fait, se soucie quand même de mon avenir et veuille que je réussisse.

 

Devlin lui a donné vingt-quatre heures pour réunir les cinquante mille dollars qu’il réclame. Avant ça, il voulait que je me pointe dans un endroit secret à Brush pour prouver que je forme un front uni avec Rodriguez devant nos alliés des Guerreros. Je pense qu’un gros coup se prépare, mais les fournisseurs mexicains ne font pas confiance à Devlin. Je me demande si la guerre de rue avec les R6 a déjà commencé.

 

On est en route vers le lieu du rendez-vous avec Devlin et Rodriguez. Westford a l’argent, dans un sac de toile entre les pieds. Depuis la banquette arrière, je regarde les deux mecs qui constituent mon détachement personnel. Mon cœur bat fort à la perspective de les embarquer dans cette histoire. J’étais censé faire ça tout seul sans entraîner qui que ce soit. Devlin est mon problème, mais ils ont décidé de le prendre à leur compte.

Je repense à Kiara caressant mon tatouage. El rebelde. Je suis un piètre rebelle si j’ai besoin d’un vieux et de mon frère pour me seconder. Ça me retourne les tripes qu’ils soient là avec moi, mais j’avoue que je ne sais pas trop ce que j’aurais fait sans eux.

— Il est encore temps pour que vous vous dégonfliez, vous deux. Je peux y aller tout seul.

— C’est hors de question, répond Alex. Je viens avec toi, quoi qu’il arrive.

— Je suis fin prêt, renchérit Westford en tapotant son sac.

— Ça fait une sacrée somme, professeur. Vous êtes sûr de vouloir vous délester de tout ce fric ? Si vous vous désintéressiez de moi et gardiez l’argent, je ne vous en tiendrais pas rigueur, vous savez.

Il secoue la tête.

— Plus question de reculer maintenant.

— Si l’un de vous a l’impression que quelque chose va de travers, tirez-vous vite fait. Devlin se débrouille toujours pour avoir le dessus en nombre d’hommes.

Une fois dans Brush, Alex ralentit l’allure. Les rues me rappellent Fairfield, où on habitait dans l’Illinois. On ne vivait pas dans le quartier le plus friqué de la ville. Certaines personnes refusaient de traverser la zone sud par crainte des pirates de la route, mais c’était chez nous.

Des jeunes à un coin de rue zieutent la voiture d’Alex d’un air soupçonneux. Si on a l’air de savoir ce qu’on fait et où on va, tout se passera bien. Si on donne l’impression d’être perdus, on est foutus.

Au moment où on s’engage dans une allée sinueuse pour se retrouver devant une sorte d’entrepôt abandonné, je chope la chair de poule. Pourquoi Devlin a-t-il insisté pour nous donner rendez-vous ici ?

— Tu es prêt ? me demande Alex en se mettant au point mort.

— Non. (Westford et lui se tournent vers moi comme un seul homme.) Je voulais vous remercier, je marmonne. Mais... vous pensez que Devlin va prendre l’argent et se tirer, ou nous descendre et prendre le fric quand même ?

Le professeur ouvre sa portière.

— Il n’y a qu’un seul moyen de le savoir.

 

Nous sortons de la voiture, tous les sens en alerte. Je me suis moqué de Westford parce qu’il s’est fringué tout en noir, mais il a bel et bien l’air d’un dur à cuire. Vieux, chauve, mais dur à cuire quand même.

— Il y a un gars sur le toit, un à deux heures et un à dix heures, souffle-t-il.

C’était quoi son surnom dans l’armée ? Œil de lynx.

Un autre type fait le pied de grue à l’entrée du bâtiment. Une vingtaine d’années peut-être, avec des cheveux tellement décolorés qu’on dirait qu’ils sont blancs.

— On vous attend, dit-il d’un ton bourru.

— Bien, dis-je.

Résolu à prendre la situation en main, j’entre le premier. S’ils se mettent à tirer, je serai la cible, et Alex et Westford réussiront peut-être à s’échapper. Pendant que le mec aux cheveux blancs nous fouille au cas où on serait venus armés, Westford se cramponne à son sac comme s’il lui était trop pénible de s’en séparer. Le pauvre, il ne fait vraiment pas le poids !

— Je ne voulais pas que vous soyez impliqué là-dedans, on est d’accord ?

— Inutile d’ergoter. Ce serait une perte de temps et ça ne te mènera nulle part.

Notre guide nous entraîne vers un petit bureau sur le côté du bâtiment.

— Attendez ici, ordonne-t-il.

Nous y voilà. Les frères Fuentes et un ex-bidasse cramponné à un sac contenant cinquante mille dollars pour acheter ma liberté.

Rodriguez apparaît. Il s’installe à la table.

— Bon, qu’est-ce que tu nous amènes, Carlos ?

— De l’argent. Pour Devlin. Le boss n’est pas venu, faut croire.

— On m’a dit qu’un bienfaiteur t’avait racheté. Tu connais des gens haut placés, dis-moi ? ajoute-t-il en lorgnant le professeur.

— Si on veut. Il tend la main.

— Donnez-moi ça.

Westford sert le sac plus fort contre lui.

— Non. Devlin et moi avons conclu un marché. On va régler cette affaire tous les deux.

Rodriguez rapproche son visage du sien.

— Soyons clairs, grand papa. Vous n’avez aucun pouvoir ici. Vous devriez me lécher le cul, sinon vous risquez de vous retrouver à terre avec un ou deux trous de plus dans le vôtre.

— Oh, que si, j’ai du pouvoir. Ma femme est en possession d’une lettre qu’elle a pour mission de remettre à la police si nous ne rentrons pas sains et saufs. Croyez-moi, on n’oubliera pas si facilement un enseignant respecté. On vous traquera jusqu’à ce qu’on vous trouve, Devlin et vous.

Il a dit tout ça sans relâcher sa poigne sur le sac.

Visiblement frustré, Rodriguez quitte la pièce. Je me demande s’il va nous tirer dessus et embarquer le fric à son retour.

— Vous croyez peut-être que Devlin va vous donner un reçu ? Je demande au professeur. Je doute que vous ayez droit à un abattement fiscal.

Il secoue la tête.

— Même en situation de danger, tu continues à jouer les fortes têtes. Tu ne lâches donc jamais ?

— Non. Ça fait partie de mon charme.

— Comment savez-vous que Devlin est là d’abord ? Intervient Alex.

Le professeur ne sourcille même pas.

— S’il y a un type sur le toit et deux autres en faction, surveillant les allées et venues de tout le monde, c’est que le boss est là. Faites-moi confiance.

Une demi-heure plus tard, Devlin en personne entre dans le bureau d’un pas nonchalant. Il est clair qu’il nous a fait attendre exprès, pour bien nous faire sentir sa supériorité. Il jette un coup d’œil au sac.

— Y a combien là-dedans ?

— La somme convenue... Cinquante mille.

Devlin déambule dans la pièce en nous observant d’un air sceptique.

— Je me suis renseigné sur vous, professeur. Westford a l’air nerveux une demi-seconde, mais masque aussitôt son anxiété. J’ignore si mon frère ou Devlin l’ont remarqué, mais moi si.

— Et qu’avez-vous découvert ?

— Pas grand-chose. C’est ce qu’il y a de plus bizarre, répond Devlin. Du coup, je me dis que vous avez peut-être des accointances dans les services de renseignements. Vous êtes venu là pour me tendre un piège, si ça se trouve.

 

Je ne peux pas m’empêcher de rire. Le professeur ne connaît personne dans ces milieux-là. Peut-être qu’à l’époque de sa gloire, il était une sorte de soldat agent secret, mais aujourd’hui, il n’est plus que le papa de Kiara et de Brandon. Les soirées familiales le font bander, nom de Dieu !

— Les relations que j’ai se limitent au département de psychologie de l’université.

— Tant mieux, parce que si je découvre que vous êtes en cheville avec les flics, ces gamins vont regretter de vous avoir rencontré. Rodriguez m’a dit que votre femme a une lettre à remettre à la police afin d’assurer votre sécurité. Je n’aime pas les menaces, professeur. Ouvrez ce sac.

Westford s’exécute et sort l’argent. Une fois convaincu que la somme est complète et que les billets ne sont pas marqués, Devlin m’ordonne de les ramasser et de les lui donner.

— On a encore une question à régler, dit-il en me désignant. Rodriguez et toi, vous allez rencontrer des potes à moi. Des gens importants. Au Mexique.

— Quoi ? Ça sûrement pas. Tu peux toujours courir.

— Ça ne faisait pas partie du marché, intervient Westford.

— Eh bien, j’ai changé la donne, réplique Devlin. J’ai l’argent, une arme et le pouvoir. Vous, vous n’avez rien.

À l’instant où il prononce ces mots, le sol se met à trembler comme si on était en plein tremblement de terre.

— C’est un coup monté, hurle quelqu’un derrière la porte. Les hommes de Devlin se sont tous dispersés, oubliant leur mission de protection pour sauver leur peau.

Des agents de la brigade des stupéfiants en vestes bleues font irruption dans l’entrepôt, armes au poing. Ils ordonnent à tout le monde de se coucher à terre.

Le regard fou, Devlin sort un 45 de sa ceinture et le braque sur le professeur.

— Non ! je hurle avant de me jeter sur Devlin pour lui faire lâcher son arme.

 

Personne ne tuera Westford, même si ça veut dire que je dois me retrouver à la morgue. J’entends le coup partir et j’ai soudain l’impression d’avoir la cuisse en feu. Du sang coule de ma jambe sur le sol en ciment. C’est surréaliste. J’ai peur de regarder la blessure. Je ne sais pas si c’est grave. On dirait qu’un millier d’abeilles m’ont piqué la cuisse en même temps. Alex se rue sur Devlin, mais ce dernier est plus rapide. Il oriente son arme vers mon frère, et une horrible panique m’envahit. Je rampe vers lui pour l’arrêter, mais Westford me retient. À cet instant, le type aux cheveux blancs entre dans la pièce, un Glock à la main.

— Police ! Braille-t-il. Posez vos armes. Putain mais...

En un quart de seconde, Devlin a braqué son arme sur lui. Un échange de coups de feu s’ensuit. Je retiens mon souffle, mais je recommence à respirer quand je vois Devlin à terre, serrant sa poitrine des deux mains. Il a les yeux ouverts, une mare de sang sous lui. La douleur atroce à l’idée de perdre mon frère ou Westford entre les mains de Devlin m’incite à fermer hermétiquement les paupières.

Quand je les rouvre, j’aperçois Rodriguez du coin de l’œil. Il braque son arme sur le gars aux cheveux blancs. J’essaie de prévenir ce dernier, mais à mon grand étonnement, Westford s’empare de l’arme du boss et abat Rodriguez comme un tireur d’élite chevronné.

 

 

Puis il aboie des ordres à un des agents de la brigade pendant qu’Alex et lui m’emportent hors de l’entrepôt.

— Vous êtes de la brigade ? Je lui demande, les dents serrées parce que ma blessure me fait un mal de chien.

— Pas exactement. Disons que j’ai encore des bons amis haut placés.

— Vous allez pouvoir garder les cinquante mille alors ?

— Oui. Ce qui veut dire que notre marché ne tient plus. Tu n’es pas obligé d’aller à la fac ou dans l’armée.

Deux brancardiers arrivent précipitamment avec une civière. Ils m’y attachent mais je me débrouille pour voir le professeur avant qu’ils m’emmènent.

— Juste pour que vous sachiez. Je vais m’enrôler.

— Je suis fier de toi. Mais pourquoi ?

Je gémis de douleur, mais réussis à esquisser un rictus.

— Je veux être sûr que Kiara ait un petit ami qui a autre chose à lui offrir qu’un corps divin et une tronche à faire pleurer les anges.

— Ça t’arrive de laisser tomber l’ego ?

— Ouais.

Quand sa fille m’embrasse, mon ego fiche le camp.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

KIARA

 

 

 

Je caresse le bras de Carlos et je le laisse serrer ma main dans la sienne pendant que nous attendons le verdict du médecin à propos de sa jambe. Alex ne l’a pas quitté d’une semelle non plus depuis que nous sommes arrivés à l’hôpital. Il a peur, et j’ai l’impression qu’il s’estime responsable de ce qui est arrivé à son jeune frère. Mais tout est fini maintenant.

Mon père a découvert que la maman de Carlos et son petit frère étaient menacés. Avec leur permission, il les a donc fait venir dans le Colorado. Il les aide aussi à trouver un logement temporaire, ce que je trouve super.

— Papa assure que tu vas t’en sortir, dis-je à Carlos en me penchant pour lui déposer un baiser sur le front.

— Et c’est une bonne chose ?

Ok, Kiara, c’est le moment de te lâcher. C’est maintenant ou jamais. Je lui parle à l’oreille pour qu’il soit seul à m’entendre.

— Je... je crois que j’ai besoin de toi, Carlos. Du genre..., pour toujours.

 

Quand je relève la tête, il plonge son regard dans le mien. C’est ce que je veux. C’est lui que je veux. Plus que ça, j’ai vraiment besoin de lui. On a besoin l’un de l’autre. Plus je me rapproche de lui, plus je me nourris de l’énergie et de la force qu’il dégage.

Je vois bien qu’il a envie de dire quelque chose, pour remplir le silence comme à son habitude, mais il se retient. On continue à se regarder dans les yeux. Je ne détournerai pas les miens. Pas cette fois-ci.

D’un geste tremblant, je masse son plexus solaire sur sa chemise dans l’espoir d’apaiser la douleur. Il respire plus fort maintenant, et je sens son cœur battre sous mes doigts.

Il pose sa main contre ma joue, son pouce glissant doucement sur ma peau. Je ferme les yeux et je me laisse aller contre sa paume chaude, qui me fait fondre.

— Tu es dangereuse, dit-il.

— Pourquoi ?

— Parce que tu me fais croire à l’impossible.

Après l’opération, alors que toute la famille est réunie autour de son lit d’hôpital, on frappe à la porte, et Brittany entre d’un pas hésitant.

— Merci de m’avoir appelée, Kiara.

— C’est Carlos qui m’a dit de le faire juste avant l’intervention, après m’avoir fait part de la rupture entre Alex et elle.

— Je t’en prie. Je suis contente que tu sois là.

— Moi aussi, dit Carlos. Je suis sous morphine, je te préviens. Tu as peut-être envie de le consigner quelque part. (Voyant son frère sur le point de quitter la pièce, Carlos ajoute en bredouillant :) Alex ! Attends.

Alex se racle la gorge.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je sais que je vais regretter de t’avoir dit ça, mais vous ne pouvez pas rompre, Brittany et toi.

— C’est déjà fait, réplique Alex avant de se tourner vers son ex. Pas vrai, Brit ?

— Comme tu veux, Alex, répond-elle, frustrée.

— Pas du tout. (Il se rapproche d’elle.) C’est toi qui voulais qu’on se sépare, mamacita. Ne me mets pas ça sur le dos.

— Mais c’est toi qui veux qu’on cache notre relation à mes parents. Pas moi. J’ai envie de crier sur tous les toits qu’on est ensemble.

— Il a peur, Brittany, intervient Carlos.

— De quoi ?

Alex cale une mèche de cheveux blonds derrière l’oreille de Brittany.

— Je redoute que tes parents ne t’ouvrent les yeux sur le fait que tu mérites mieux que ça.

— Tu me rends heureuse, Alex, tu me donnes envie de travailler dur. Je me prends au jeu de tes rêves d’avenir et je meurs d’envie d’y participer. Que ça te plaise ou non, tu fais partie de moi. Personne ne peut rien y changer. (Elle lève les yeux vers lui, le visage baigné de larmes.) Fais-moi confiance.

Il essuie ses larmes et, sans dire un mot, il la prend dans ses bras en étouffant un sanglot.

 

Une demi-heure plus tard, Alex, Brittany et mes parents se sont échappés pour rallier la cafétéria de l’hôpital. Tuck apparaît, les bras chargés d’un gros vase rempli d’œillets roses auquel est attaché un ballon sur lequel on lit 50 % DES MÉDECINS ONT LEUR DIPLÔME DANS UNE POCHETTE SURPRISE — ON ESPÈRE QUE VOTRE OPÉRATION S’EST BIEN PASSÉE !

— Salut, amigo !

— Oh non ! Pas lui ! Raille Carlos d’un air faussement agacé.

Ça me fait du bien de voir qu’il n’a rien perdu de sa combativité après les événements d’aujourd’hui.

— Qui est-ce qui l’a invité ?

Tuck pose son vase sur le rebord de la fenêtre, un sourire jusqu’aux oreilles.

— Allons ! Ne sois pas aussi grincheux. Je suis venu te remonter le moral.

— En m’apportant des fleurs roses ? s’exclame Carlos, pointant le doigt vers le vase.

— En fait, elles sont pour Kiara, vu qu’elle est obligée de se farcir ta pomme. (Il récupère le ballon et attache la ficelle au pied du lit.) Je peux te faire un strip-tease si ça te dit.

Carlos secoue la tête.

— Dis-moi que j’ai mal entendu, Kiara.

— Sois gentil avec lui. Il est venu jusqu’ici pour te montrer qu’il tient à toi.

— Disons que j’en suis venu à t’apprécier, réplique Tuck en écartant ses cheveux de sa figure. De plus, si je t’avais pas sous la main pour me défouler, ma vie serait moins drôle. Regarde les choses en face, amigo, tu me complètes en fait.

— Tu es loco.

— Et toi, tu es homophobe, mais avec Kiara et grâce à mes conseils, tu as le potentiel de devenir un être convenable et tolérant. (Son portable se met à sonner. Il le sort de sa poche et annonce :) C’est Jack. Je reviens tout de suite.

 

Après quoi, il disparaît dans le couloir, nous laissant seuls. Enfin, pas tout à fait. Assis sur une chaise dans un coin de la chambre, Brandon est absorbé par son jeu vidéo.

Carlos me prend le poignet et m’attire sur le lit avec lui.

— Avant aujourd’hui, j’avais l’intention de quitter le Colorado, m’avoue-t-il. Je pensais que c’était mieux que je ne sois plus un fardeau pour tes parents ou pour Alex.

— Tu as changé d’avis ? Je demande, nerveuse.

J’ai besoin qu’il me dise qu’il a envie de rester pour de bon.

— Je ne peux plus m’en aller. Ton père t’a dit que ma et Luis venaient ?

— Oui.

— Ce n’est pas la seule raison pour laquelle je reste, chica. Je ne peux pas plus te quitter que je ne peux sortir d’ici avec ma jambe en compote. J’ai juste une question... Tu penses qu’il faut que je le dise à tes parents maintenant ou plus tard ?

— Leur dire quoi ? Je demande, les yeux écarquillés.

Il m’embrasse avec douceur avant d’ajouter fièrement :

— Que nous sommes engagés dans une relation sérieuse et monogame.

— Ah bon ?

— Si. Et dès que je sortirai d’ici, je vais réparer la portière de ta voiture.

— Pas si je m’en occupe d’abord.

Il me dévisage en se mordant la lèvre comme si je l’excitais.

— Est-ce une nuance de défi que j’entends dans ta voix, chica ?

Je lui prends la main et entrelace nos doigts.

— Absolument.

Il me serre contre lui.

— Tu n’es pas la seule à apprécier les défis. Et sache une fois pour toutes que j’aime les cookies aux pépites de chocolat chauds, tendres au milieu... et sans aimants collés dessus.

— Moi aussi. Le jour où tu te décideras à en faire, préviens-moi.

Il éclate de rire et incline son visage vers le mien.

— Vous allez vous embrasser là ? Bafouille Brandon.

— Ouais, alors ferme les yeux, répond Carlos avant de nous mettre la couverture sur la tête. Je ne te quitterai jamais, chuchote-t-il contre ma bouche.

— Tant mieux. Je ne te laisserai jamais partir. Et moi non plus je ne te quitterai jamais. Ne l’oublie pas, d’accord ?

— Entendu.

— Bon alors, est-ce que ça veut dire que tu vas apprendre à faire de l’escalade?

— Je ferai n’importe quoi avec toi, Kiara. Tu n’as pas lu le mot que j’ai mis dans ton casier. Je t’appartiens.

— Et moi je suis à toi. Pour toujours, et encore plus que ça.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vingt-six ans plus tard

 

Épilogue

 

 

 

Carlos Fuentes regarde la femme qui partage sa vie depuis vingt ans faire les comptes de la journée. Les affaires marchent bien au garage McConnell qu’ils ont racheté dès qu’il a quitté l’armée. Ils s’en sont plutôt bien sortis, y compris durant les années de crise. Kiara a toujours apprécié les choses simples dans la vie, même depuis qu’ils ont les moyens de faire mieux. Qu’est-ce que vous voulez ? Faire de la varappe aux abords du Dôme la rend plus heureuse que tout au monde, et c’est devenu un rituel hebdomadaire pour eux.

Le ski, le snowboard, c’est une autre paire de manches. Chaque hiver, Carlos emmène sa femme et ses enfants aux sports d’hiver, mais il assiste de loin aux leçons que Kiara prodigue à leurs trois filles. Elles sont toujours super contentes quand leur oncle Luis vient avec eux parce que c’est le seul des frères Fuentes à être assez fou pour faire la course avec elles sur les pistes noires.

Après avoir changé l’huile de la voiture de son vieux copain Ram, Carlos s’essuie les mains avec un chiffon.

— Kiara, il faut qu’on parle de ce gamin que ton père nous a forcés à prendre sous notre toit.

— Il n’est pas méchant, répond-elle en le gratifiant d’un sourire rassurant. Il a juste besoin de quelques conseils, et d’un toit sur la tête. Il me fait un peu penser à toi.

— Tu plaisantes ? Tu as vu le nombre de piercings que ce voyou s’est fait faire ? Je parie qu’il en a dans des endroits... Je ne veux même pas le savoir.

 

À cet instant, Cecilia, leur fille aînée, s’engouffre dans le garage au volant de sa voiture. Le voyou en question est à côté d’elle, sur le siège passager.

— Il a les cheveux trop longs. On dirait une mujer à barbe, commente Carlos.

— Chut ! Allons, sois un peu plus compréhensif, proteste Kiara.

— Où étiez-vous passés ? lance-t-il d’un ton accusateur à la seconde où les deux lycéens sortent simultanément de la voiture.

Ils ne répondent ni l’un ni l’autre.

— Dylan, suis-moi. Il faut que nous ayons une conversation entre hommes.

Le jeune garçon lève les yeux au ciel, ce qui n’échappe pas à Carlos, mais il le suit dans son bureau dans un coin de l’atelier. Après avoir fermé la porte, Carlos s’installe dans son fauteuil derrière la table et fait signe à Dylan de prendre place en face de lui.

— Ça fait déjà une semaine que tu loges chez nous, mais j’avais beaucoup de travail, si bien que je n’ai pas eu le temps de te spécifier le règlement en vigueur sous notre toit.

— Écoutez, vieux, réplique le gamin d’un ton nonchalant avant de se carrer dans son siège en posant ses chaussures sales sur le bureau de Carlos. Je n’applique jamais les règles.

Vieux ? N’applique pas les règles ? Bon sang, ce gosse a besoin d’un bon coup de pied aux fesses. Pour être franc, Carlos a bien reconnu en lui le rebelle qu’il était jadis. Westford était le meilleur père de substitution qu’il aurait pu espérer avoir à l’époque où il a débarqué au Colorado... Pour tout dire, il l’avait appelé papa avant même d’épouser Kiara. Il n’ose même pas imaginer comment son existence aurait tourné sans ses précieux conseils.

En écartant les pieds de Dylan de son bureau, il repense à la fois où le professeur lui avait fait un sermon comparable à celui qui est sur le point de sortir de sa bouche.

— Uno, pas de drogues ni d’alcool. Dos, pas de gros mots. J’ai une femme et trois filles, alors surveille ton langage. Très, couvre-feu à dix heures et demie en semaine, et minuit le week-end. Cuatro, tu dois faire ton ménage et donner un coup de main quand on te le demande, comme nos propres enfants. Cinco, pas de télé à moins que tu n’aies fini tes devoirs. Seis... Il n’arrivait pas à se souvenir de la sixième règle imposée par son beau-père, mais ça n’avait pas d’importance. Carlos avait une règle de son cru qu’il voulait faire entrer dans le crâne de son hôte. Interdiction de sortir avec ma fille. N’y pense même pas. Des questions ?

— Ouais. Une seule. (Le gosse se penche et plante son regard dans le sien, un sourire espiègle aux lèvres.) Qu’est-ce qui se passe si j’enfreins ne serait-ce qu’une seule de vos putains de règles ?